Sur la trace de notre plaisir constitutif

Nathanael Masselot • 29 août 2024

À la recherche de notre plaisir constitutif

 Quand j'étais enfant, l'un de mes grands plaisirs était de faire du vélo. Ni une ni deux, à n'importe quel moment de la journée, mes baskets rapidement enfilées et la porte du garage refermée, j'étais près à passer plusieurs heures sur la selle, sans autre plaisir que de faire du vélo (j'hésite à écrire "rouler" car ce terme me semble connoté à la pénibilité, ce qui contraste avec le nombre incalculable de fois où "faisant du vélo" j'en oubliais complètement l'effort que j'étais en train de produire !).

En y repensant, la justification que je donnais à ma mère me paraît limpide. Quand elle me demandait : "que fais-tu ?", je répondais de façon lapidaire mais avec une exactitude implacable : "je vais faire du vélo !". Elle n'avait nul besoin de me demander où j'allais : je ne m'écartais jamais du périmètre que l'on m'avait demandé de ne pas dépasser, et je pouvais répéter mon circuit des dizaines de fois sans jamais me lasser. La question de savoir où j'allais était en fait complètement accessoire : tout ce qui comptait n'était pas j'allais, mais le fait que j'allais (un idéal de voyage, je le réalise en écrivant ces lignes, dans lequel nombre de cyclistes pourraient se reconnaître, et dont la valeur reste entière à mes yeux), avec surtout un plaisir immense.

Quel bonheur, quand j'y repense, de faire avant même de se demander et de chercher à savoir quoi faire ! Quelle merveille d'accéder à la satisfaction, avant même d'avoir fait l'expérience du manque ! Il y avait là en beaucoup de points une coïncidence prodigieuse.

Tout ce qui comptait, c'était de faire ce que je faisais. Je me rends compte aujourd'hui du caractère extraordinaire de cette situation, en comparaison avec les exigences d'aujourd'hui, et surtout avec les périodes les plus pénibles de ma vie. Entre l'action et la volonté, le faire et la volonté de faire, il n'y avait nul décalage, nul report, nulle frustration. Je parvenais à l'action en même temps qu'au plaisir, sans effort ni calcul préalable : l'évidence du plaisir que j'en retirais instantanément m'exemptais par ailleurs de toute évaluation. Pas besoin de feedback, de bilan, ou de chercher à savoir si j'avais bien employé mon temps. Sur ce dossier, c'était parfaitement clair et cette clarté reste intacte aujourd'hui.

J'ai découvert beaucoup plus tard les fondements philosophiques extraordinaires de cette expérience ordinaire. "Ordinaire", avec une paire de guillemets, car elle quitte fréquemment notre quotidien pour relever peu à peu de l'exception. Les impératifs d'une vie adulte et responsable nous poussent à nous demander "pourquoi ?", "dans quel but ?", "qu'est-ce que cela peut-il me rapporter ?", "puis-je me le permettre ?", "est-ce une bonne chose ?" . Ce à quoi il me faut répondre immédiatement que, loin d'une démarche irresponsable, ces sorties en vélo qui n'ont été accomplies ni pour l'argent, ni pour le paraître, ni pour cultiver ou étendre un réseau, mais juste pour elles-mêmes, ne m'ont pourtant pas rien apporté, loin de là. Je leur dois paradoxalement d'innombrables rencontres, de découvertes, des savoirs, des savoir-faire, et même un peu de savoir-être. 

Je reste aujourd'hui convaincu que beaucoup de choses qui ont été accomplies à l'origine de manière désintéressée (disons : "juste pour la plaisir") sont susceptibles de nous apporter énormément, et peut-être irez-vous jusqu'à dire avec moi : nous apporter l'essentiel. Et je reste convaincu du danger que cela représente de sombrer dans une posture où l'on se met à faire les choses non seulement sans plaisir, mais en plus en cessant de les questionner, et en imaginant qu'il est impossible d'y échapper.

Si Épicure a très bien éclairé le rôle du plaisir constitutif (voyez par exemple l'antidote n°27 d'En Thérapie avec  Épicure), on peut formuler son importance avec d'autres mots. Dans le podcast que j'y ai consacré, Nietzsche parlait de ces joies d'enfant et de ces plaisirs rares qui précèdent la volonté (on pourrait ajouter qu'ils la rendent même secondaire, cette volonté qui s'efface au profit du développement de notre puissance). Pas besoin de tergiverser pendant des jours (ou parfois des années) pour savoir ce que nous devrions ou pourrions faire, ces plaisirs imposent leur norme à l'action. Ils sont à la fois le remède à l'ennui et à la dépossession de soi-même.

Naturellement, je me suis fait plusieurs auto-objections, parmi lesquelles la suivante : si le plaisir de faire du vélo était si évident, n'est-ce pas en réalité parce qu'il n'était pas vraiment choisi ? Ne s'imposait-il pas seulement à moi ? De ce fait, n'étais-je pas dans l'illusion qu'il s'agissait vraiment là de moi, d'un choix personnel, alors que j'étais peut-être juste en train de me déterminer conformément à la logique la plus sévère qui veut que quand on met un vélo entre les mains d'un enfant, il a tendance à rouler avec et à y prendre du plaisir ?

Vous livrer ma réponse à cette question m'engagerait dans un débat sur la nature de la liberté et je préfère laisser à chacune et à chacun se faire son propre avis. Cela dit, pour que le débat soit un échange, quelques petites questions taquines méritent d'être posées. Peut-être, par exemple, l'évidence d'un sentiment vous a-t-elle déjà conduit à effacer le moindre doute  quant à sa possibilité ? Ou encore : peut-être l'évidence d'un "choix" de vie que vous ne pouviez plus refuser s'est-elle un jour imposée à vous, de façon nécessaire, vous faisant admettre que le contraire était parfaitement et mathématiquement impossible ? 

Si vous avez répondu oui à l'une de ces deux questions (ou si vous avez d'autres exemples personnels comparables), alors je suis absolument certain que vous êtes heureux que ce soit ainsi, d'avoir ou bien fait l'expérience d'un tel sentiment, ou bien d'avoir eu le courage de ne plus faire ce que vous ne pouviez de toutes façons plus supporter de faire. Ce grand oui à la réalité, certains philosophes, comme Nietzsche, l'appelaient l'"AMOR FATI". Vous devinez, du coup, un peu ce que je pense : que la réalité est certainement un  peu plus vaste qu'on ne le croit, avant de découvrir par soi-même son immensité et sa richesse.

Votre conception de la liberté est un bien précieux. Je souhaite que ce petit témoignage léger puisse l'éclairer ça et là, et surtout soutenir quiconque en ressent le besoin de renouer avec lui-même au moyen d'un plaisir constitutif retrouvé.
par Nathanael Masselot 22 janvier 2025
Dans notre quotidien, nous percevons souvent le monde comme un enchaînement d’événements, une succession de tâches ou un espace à organiser. Dans cet article, je vous invite à repenser cette perception à travers une clé d’analyse singulière : la rythmanalyse . Je vous propose de réfléchir un peu aux implications et bénéfices quotidiens de cette notion assez unique en son genre, mais dont la place au sein de la philosophie du temps est loin d’être anecdotique. Esquissée à partir des années 1930 par une poignée de penseurs, la rythmanalyse n’en a pas moins un intérêt prépondérant : elle envisage le réel comme un tissu de rythmes multiples (naturels et sociaux) auxquels nous sommes constamment exposés . Elle nous rappelle que le monde n’est pas un simple décor, mais une symphonie de rythmes à écouter , à sentir et à vivre . Comment nous réapproprier ces rythmes afin de mieux habiter notre quotidien ? On questionnera ici plusieurs contraintes majeures du quotidien « moderne », en s’efforçant de retrouver une harmonie entre le temps, l’espace et notre propre corps. 1. Comprendre la rythmanalyse : entre temps et espace La rythmanalyse n’est pas seulement une méthode pour comprendre les phénomènes autour de nous : elle est une manière de se reconnecter à la vie et de critiquer les mécanismes qui l’accélèrent ou la dénaturent . Pour, Henri Lefebvre, philosophe et sociologue, qui s’intéresse aux enjeux sociaux de ce concept dans son ouvrage Éléments de rythmanalyse , le rythme est la rencontre entre deux dimensions fondamentales : - La répétition, qui marque le retour des cycles, des régularités dans le temps. - La différence, qui introduit la variation et la singularité dans ces cycles. Cette tension entre répétition et différence est présente dans tous les aspects de la réalité. Ainsi, si l’alternance du jour et de la nuit est une régularité naturelle, chaque jour apporte ses variations (météo, agenda, mood...). Son analyse aura naturellement une importance toute particulière pour un philosophe comme Gilles Deleuze qui, dans Différence et Répétition (1968) par exemple, cherche à comprendre la création au sein de des variations au cours du temps. Moyen de penser le devenir, le rythme n’est pas la simple répétition du même, mais procède d’une répétition qui introduit des écarts et des formes nouvelles . Un écrivain comme Alain Damasio donne toute sa poésie à l’analyse de la création et de la territorialisation qui sont permis par les rythmes (voyez par exemple la transcription incroyable de génie qu’il imagine dans La Horde du Contrevent pour rendre compte des différents rythmes du vent). Pour bien saisir de quoi elle s'occupe et comment elle fonctionne, la ryhtmanalyse mériterait d’être replacée dans le panorama général d’autres théories contemporaines en sociologie qui s’y réfèrent plus ou moins implicitement, comme celle de l’ acteur-réseau (« ANT » pour « actor-network theory »). Bruno Latour , par exemple, met l’accent sur la manière dont les réseaux d’humains et de non-humains (objets, technologies, institutions) produisent des rythmes spécifiques. Dans cette perspective, les rythmes ne sont pas seulement le produit des interactions humaines mais aussi celui des objets techniques qui modulent nos temporalités et nos expériences. Par exemple, un feu de circulation ou un algorithme numérique impose un rythme particulier à l’action humaine, soulignant ainsi la co-constitution des rythmes par des entités hybrides. 2. Les différents types de rythmes Lefebvre identifie trois grands types de rythmes : - Les rythmes naturels sont liés aux cycles de la nature : le jour et la nuit, les saisons, le rythme des marées, la croissance des êtres vivants. Ces rythmes ont une temporalité propre, souvent lente , qui contraste avec les cadences rapides de nos sociétés modernes . - Les rythmes sociaux sont construits par les structures et les habitudes humaines. Le travail, les loisirs, les rituels, ou encore les rythmes urbains (circulation, publicité, horaires) façonnent nos journées et nos comportements. - Les rythmes intérieurs concernent le corps et l’esprit : la respiration, le battement du cœur, les pensées, les émotions. Ces rythmes personnels interagissent avec les rythmes naturels et sociaux, mais peuvent aussi entrer en conflit avec eux. Cette liste mériterait certainement d’être enrichie du ou des rythmes nouveaux produits par le numérique et l’IA, qui sont susceptibles d’entraîner un affolement de nos compétences cognitives et de développer en nous des biais complètement inédits (Avez-vous vu « Her », le magnifique film de Spike Jonze ? En dix ans, la réalité est au plus proche de cette fiction…). 3. Une critique de la modernité : l’accélération et l’aliénation La rythmanalyse est aussi un outil critique face à la modernité et à l’ accélération des rythmes sociaux . Lefebvre souligne que la standardisation des horaires, la productivité imposée et la saturation sensorielle des villes nous coupent souvent des rythmes naturels et intérieurs . Dans ce contexte, nous subissons davantage les rythmes que nous ne les vivons. Par exemple, la pression du " toujours plus vite " (dans le travail ou les loisirs) nous déconnecte de la lenteur nécessaire à la contemplation et à l’ écoute . 4. La rythmanalyse comme pratique : un exercice de réappropriation La rythmanalyse ne se limite pas à un concept abstrait. Elle se veut aussi une pratique concrète pour mieux habiter le monde, qui peut inspirer plusieurs exercices. Si la philothérapie n'est pas spécialement une approche comportementaliste, il fait sens de la mettre en lien avec des pratiques et des actes dont elle renforce la conscientisation . - Écouter les sons du quotidien : Prenez un moment pour écouter les bruits autour de vous. Quels rythmes entendez-vous ? La circulation, les conversations, le vent ? Essayez de percevoir leurs cadences . - Observer votre respiration : Sans la modifier, concentrez-vous sur le rythme de votre souffle. Est-il lent, rapide, régulier ? (si vous voulez aller plus loin, il existe des professionnels spécialisés en " respithérapie ") - Synchroniser vos mouvements : Marchez en écoutant le rythme de vos pas. Essayez de les accorder à une cadence qui vous semble naturelle. Simples en apparence, ces exercices permettent de prendre conscience de l’entrelacement des rythmes naturels, sociaux et intérieurs, et d’explorer des moyens de les harmoniser. 5. Vers une philosophie de l’intégration grâce à notre sensibilité rythmique ? La rythmanalyse se distingue par le fait que loin de séparer le temps et l’espace (à la différence de Bergson par exemple), elle les relie plutôt à travers l’idée de mouvement, d’interaction, d’habitation du monde. Lefebvre parle ainsi de la rythmanalyse comme une " écologie du quotidien " : une méthode pour écouter et comprendre les relations complexes entre les rythmes du corps, de la nature et de la société . Il est naturel de la voir émerger dans un cadre de réflexion sur le découpage du temps où, bien qu’implicite, elle n’est pas pour autant absente. Dans L’Intuition de l’instant (1932), par exemple, Bachelard explorait déjà une conception du temps qui mettait l’accent sur l’instantanéité et la discontinuité. À ses yeux, le rythme est incontournable si l’on veut articuler les instants de vie qui se succèdent en nous, ce qui suppose d’insuffler à notre vie psychique la dynamique de création qui la fait exister pleinement. Pour conclure La rythmanalyse invite à repenser notre manière d’habiter le monde, non pas en le maîtrisant ou en le décomposant, mais en l’écoutant et en nous y intégrant . En redécouvrant les rythmes, nous pouvons retrouver une harmonie oubliée : celle qui lie l’être humain à la nature, à la société et à lui-même. Si les rythmes naturels et sociaux peuvent aliéner l’individu dans une temporalité qui ne lui convient pas (la routine qui fait mal), ils dictent rendent inévitables de s’intéresser à la phénoménologie du corps , c’est-à-dire à la manière dont le corps, en tant qu’ancré dans le monde, est condamné à se forger dans des rythmes aussi basiques que la respiration, la marche, ou les gestes. Le rythme devient une manière d’articuler la continuité entre le soi et le monde , une véritable médiation entre subjectivité et objectivité. Et vous, vous sentez-vous en phase avec vos rythmes ?
par Nathanael Masselot 21 janvier 2025
La réflexion philosophique sur le visage prend une nouvelle dimension à l’ère des réseaux sociaux, où des plateformes comme Instagram redéfinissent notre rapport à l’image de soi et des autres. Elle devient carrément cruciale à un moment où l’on se rend compte de la politisation des réseaux, qui mettent en péril les limites entre le vrai et le faux, le réel et l’apparence, et même le juste et l’injuste. On ne peut faire l’économie aujourd’hui d’une réflexion sur la manière dont la gestion des images et des visages redessine les contours de notre identité personnelle , du moins si l’on veut continuer à utiliser les réseaux et non être utilisés par eux et les quelques personnes qui les dirigent . Le visage, qu’il soit physique ou numérique, n’est pas juste une partie du corps mais un lieu où se jouent des tensions essentielles : entre singularité et standardisation, éthique et instrumentalisation, transcendance et capture. En confrontant les pensées de Deleuze et Lévinas aux pratiques contemporaines sur les réseaux sociaux, nous pouvons réinterroger notre rapport à l’Autre, à nous-mêmes, et à ce que signifie "voir" et "être vu ». Exposition ou capture ? (Deleuze et Guattari) Sur Instagram, le visage est omniprésent : selfies, portraits, stories… Cette plateforme semble cristalliser le rôle central du visage dans la communication contemporaine. Pourtant, ce visage, médié par les filtres et les algorithmes, n’est jamais neutre. Dans Mille Plateaux (1980), Deleuze et Guattari ont introduit le concept de « visagéité ». Le visage, pour eux, n’est pas seulement une surface biologique ou une structure sociale. C'est une "machine abstraite" qui territorialise le champ des relations humaines. Cette machine opère en codifiant les flux d’énergie, de signification, et même de pouvoir. Deleuze et Guattari mettent en lumière le rôle du visage dans la constitution des identités et des hiérarchies. Le visage, tel qu’il est normé dans nos sociétés, devient un outil de contrôle : il réduit la multiplicité infinie des corps à une grammaire lisible et reconnaissable. Ce processus de visagéité neutralise les différences, notamment en imposant des modèles dominants (culturels, politiques, religieux) à travers lesquels les visages doivent être interprétés. La capture algorithmique semble vérifier la pertinence de leur analyse. Sur Instagram, cette visagéité trouve un nouvel avatar à travers les algorithmes qui analysent, trient et promeuvent les visages selon des critères implicites (beauté normative, expressions "engageantes", etc.). Les filtres, en ajustant les traits ou en uniformisant les visages, renforcent cette logique de codification : ils fabriquent des "visages parfaits", souvent standardisés, qui reflètent des idéaux de beauté globaux et homogènes. Les filtres numériques incarneraient alors une nouvelle forme de visagéité : ils modifient non seulement l’apparence des visages, mais aussi notre rapport à la perception de soi et à la manière dont nous interagissons avec les autres . Ils imposent des normes visuelles précises (traits affinés, peau lissée, yeux agrandis), et amplifient les mécanismes de codification identitaire . Ils offrent un moyen de contrôler l’apparence, mais au prix d’une distorsion de la singularité, voire d’une suppression de celle-ci. Cependant, Deleuze et Guattari ne s’arrêtent pas à cette critique. Ils ouvrent également une perspective libératrice : défaire la visagéité, c’est libérer les flux de désir et de signification emprisonnés dans cette machine abstraite. L’exposition du visage : éthique ou instrumentalisation ? (Lévinas) Si les selfies et les portraits sur les réseaux jouent un rôle dans la construction de l’identité personnelle et sociale, cet affichage public peut également réduire le visage à une vitrine, un moyen de " capitaliser " sur l’attention. Si Levinas ne pouvait être témoin des bouleversements que le numérique (notamment la génération de visages par l’IA), il anticipait sur le risque que la visibilité constante du visage sur ces plateformes le prive de sa profondeur éthique, en le transformant en simple objet de c onsommation visuelle . Pour Lévinas, le visage d'autrui ne se réduit pas à une surface ou à une forme. Il est avant tout une transcendance : il me rappelle à ma responsabilité face à un être qui n’est pas moi, qui me dépasse. La manifestation d’Autrui dans sa vulnérabilité et dans son appel éthique repose sur l’altérité du visage. C’est elle, précisément, que les filtres et les visages standardisés dégradent . Dans Totalité et Infini (1961), Lévinas écrivait que le visage échappe à toute tentative de totalisation ou d’objectivation. Selon Lévinas, cette transcendance s’exprimait dans l’appel implicite du visage : « Tu ne tueras point. » Avec le visage, l’éthique surgissait comme première philosophie. Mais avec le filtre, tout ce que le visage porte d’éthique disparaît. Le problème est que sur les réseaux sociaux, le visage devient souvent un outil d’exposition , voire d’instrumentalisation . Autrui ne m’apparaît plus comme une fin , mais comme un moyen . Au lieu de trouver l’autre comme transcendance, on cherche irrémédiablement le même renvoi à soi-même, dans un jeu de variation souvent trop infime pour être remarqué. Vers une éthique du visage numérique ? Les réseaux sociaux , et Instagram en particulier, posent plusieurs questions cruciales : avec Deleuze et Guattari, on peut se demander s’il est vraiment possible de s’afficher sur les réseaux ou bien si l'on est condamnés, même en étant conscients et éclairés sur les schémas algorithmiques, à être affichés ? Avec Lévinas, on peut douter qu’il soit possible de préserver la profondeur éthique du visage dans un espace où il est constamment exposé, transformé et consommé. Mais une question centrale serait de savoir si l’ IA défait vraiment la visagéité et la dimension éthique que portent les visages, où si elle ne dénonce pas plutôt le problème à son insu ? À l’heure où j’écris ces lignes, la plupart des vidéos générés par l’IA ont un caractère dérangeant, surtout quand elles représentent des visages censés être plus vrais que nature. Tout se passe actuellement comme avec l’émergence un peu fantasmée des robots androïdes il y a une cinquantaine d’années, avec la peur de voir les corps et les attitudes humaines incarnés par des êtres de ferraille, comme si la chair, les os et le sang n’étaient pas nécessaires pour rendre compte d’une posture humaine. Il se dessine une nouvelle « vallée de l’étrange » qui rappelle l’inversion qui s’opère dans notre perception des robots androïdes au moment où ils nous devenaient tellement ressemblants qu’ils prenaient un caractère monstrueux (on parle d’ « uncanny valley », en anglais, où l’on pourrait traduire "uncanny" par l’adjectif « malaisant », qui rappelle encore le terme d'« unheimlich » chez Freud, que l’on a pris l’habitude de traduire par l’expression d’ « inquiétante étrangeté »). La lecture de Deleuze nous invite résister à la visagéité imposée par les algorithmes et les filtres. Cela implique de développer une conscience critique face aux normes esthétiques et sociales qui sous-tendent ces outils. On peut cependant craindre qu’il faille une conscience tellement éclairée (et actualisée à la lumière du développement constant de l’IA) qu’elle serait invisible pour la plupart des utilisateurs notamment quand ils se situent dans une logique pragmatique à la conquête d’un nombre de vues ou de followers. Le danger des processus de contrôle est d'autant plus grand qu'ils sont invisibles tout en incitant vraiment à la normalisation. L’approche de Lévinas nous invite quant à elle à nous demander si et à quelles conditions, dans un contexte numérique, il est possible de cultiver l’éthique associée à la transcendance du visage en valorisant des pratiques qui mettent en avant la singularité et la vulnérabilité, plutôt que la standardisation ou la perfection. Et vous, quel visage choisissez-vous de montrer sur les réseaux ? Celui qui reflète une norme, ou celui qui ose défier la visagéité pour révéler ce que vous avez d'unique ?
par Nathanael Masselot 22 mai 2024
« Nous avons droit au bonheur. Mais en sommes-nous capables ? Mal du siècle s’il en est, l’anxiété que nous ressentons témoigne d’un rapport difficile, sinon ambigu, au bonheur. Elle nous met la boule au ventre, elle nous serre la gorge. Sentiment d’être à la fois victime et bourreau, l’anxiété nous indique que nous ne parvenons pas à nous sentir heureux alors que nous pourrions l’être. À la différence de la personne qui perd goût à la vie, il y a chez la personne anxieuse quelque chose de l’ordre d’un «oui» à la vie: mais un «oui» que l’on aimerait plus grand, moins vacillant, moins inquiétant. Tout en se sentant mal, la personne anxieuse a conscience d’avoir quelque chose à entreprendre pour aller mieux. La philosophie d’Épicure nous rappelle constamment que l’anxiété n’est pas juste un mal, mais aussi une invitation au bonheur : nous rendre capables d’être heureux, même quand c’est difficile, justement parce que la vie ne nous sourit pas d’elle-même constamment. En nous amenant à regarder la vie simplement pour ce qu’elle est, Épicure, loin de la désacraliser, en évacue toute la composante de faux-semblants, d’illusions, d’idées préconçues, qui nous font craindre et perdre le contact réaliste avec l’expérience et le plaisir de vivre en prise avec elle. Il ne propose nullement une reprogrammation mensongère de notre cerveau qui reposerait sur l’auto-persuasion, mais il se fonde sur une connaissance claire et objective de la nature et de la place que nous y occupons. Refusant de fermer les yeux sur la part de magie que comporte la vie, il nous invite à un mode de vie positif et affirmatif, à l’opposé de la logique mortifère qui s’enracine dans nos peurs, aussi vaines que paralysantes. L’anxiété, nous dit Épicure, n’est pas un simple trouble… » Extrait de Nathanaël MASSELOT, En thérapie avec… Épicure pour combattre votre anxiété, éd. de l’Opportun, p. 171.
par Nathanael Masselot 14 mai 2023
Présentation : Le Sourire de Zarathoustra Dans la continuité d’ Agir et penser comme Nietzsche (éd. Opportun, 2020), j’ai le plaisir de vous offrir mon premier podcast, « Le Sourire de Zarathoustra ». Un immense merci au talentueux Paul Percheron pour la réalisation et à la journaliste Ségolène Alunni pour la voix off du générique. Vous allez découvrir un podcast résolument introspectif. Car oui, la philosophie n’est pas juste dans les livres. C’est ce qu’avait parfaitement compris Nietzsche, lui qui en faisait, comme les premiers philosophes, un mode de vie. C’est le credo de la philothérapie. La philosophie est ancrée dans notre existence. Elle nourrit notre regard quand nous allons au travail, quand nous sommes entourés en famille. Elle est encore là quand nous tombons malade, quand nous nous sentons faibles, et c’est elle encore qui nous fortifie quand nous décidons de reprendre la main et de nous affirmer librement. Appropriez-vous ce podcast, réécoutez les messages qui vous portent, testez les expériences proposées, questionnez les éléments qui peut-être vous interpellent : la philosophie appartient à tous, disait Nietzsche. Et si le besoin ou l’envie vous portent, n’hésitez pas à m’écrire, et faisons ensemble de ce podcast un espace de dialogue ! Épisode 4/4 : Trouver ou retrouver l'amour de soi Toute l’histoire en devenir que nous venons d’esquisser n’engage que vous, que votre vouloir et d’elle dépend votre joie. Voilà pourquoi Nietzsche ne vous souhaitera pas ce qu’il voudrait pour lui-même : mais rien d’autre que de vouloir, vouloir ce que vous voulez vous-mêmes et pour vous-mêmes, votre joie à vous. Son enseignement c’est le vôtre : il ne demande qu’à vous accompagner, à vous soutenir dans votre chemin, joyeux, dans cette pratique, dans cette découverte, cette épreuve parfois, de vous-mêmes. Voilà, pour être sincère, brossés à grands traits, les rapports que j’entretiens avec Nietzsche, la manière dont je fais l’expérience de son oeuvre et dont je m’en nourris : comme une invitation à agir et à penser avec lui, pour devenir moi-même. Accueillir ce qui se passe en moi, ce qui me dépasse, évaluer mes propres valeurs, assumer tout ce que je suis, et pas seulement la partie la plus lumineuse. Car, une fois encore, que serions-nous sans notre ombre ? Fort de cette expérience, je partage l’idée nietzschéenne qu’il y a certainement beaucoup plus en vous-mêmes que vous le soupçonnez, des réponses qui se trouvent en vous et pas ailleurs, qu’il se tient dans votre passé des ressources pour aborder l’avenir, de quoi savoir qui vous êtes, et ce que vous voulez devenir. Je crois qu’il y a en vous encore plus d’amour de vous-mêmes, plus de raisons de vous aimer, et de vouloir votre joie. C’est pourquoi je tiens à vous partager l’existence de ce chemin qui invite à la fois à ne pas tirer un trait complet sur vous-mêmes et à redéfinir les contours de votre vouloir, en restituant votre joie en son centre. C’est pourquoi je tenais à vous partager cette invitation, originale, puissante, mais souvent trop peu audible, à vous être fidèle, en voulant, « simplement », votre propre joie. La série de podcasts à venir se propose de développer, avec Nietzsche, et avec l’aide des ressources de vie qui jaillissent de sa pensée, votre propre vouloir, votre confiance en en vous, et surtout pas en un fantôme de vous-mêmes ni en l’image que l’on voudrait vous coller. Je vous propose un parcours au terme duquel nous devrions nous sentir davantage nous-mêmes, nous-mêmes avec les autres, nous mêmes dans le monde : Comment prendre de la distance Comment opérer un tri salvateur dans nos habitudes, en refusant la routine Nietzsche nous invitera à évaluer ce que valent les habitudes dans lesquelles nous avons été « élevés » voire dressés, pour ressusciter le plaisir de leur donner de la valeur, Pourquoi pas une valeur nouvelle (nihilisme actif) Il vous invitera notamment à refuser d’être victime, en disant « non » à ce que vous n’êtes pas, pour mieux vous affirmer Et à avoir la joie de devenir : d’avoir les yeux projetés vers l’avenir, la volonté haute, à la hauteur de ce que vous êtes. Quittons-nous, provisoirement, avec Zarathoustra : « Si nous apprenons à mieux goûter la joie, nous oublierons d’autant mieux à faire du mal aux autres et à inventer des douleurs ».
par Nathanael Masselot 14 mai 2023
Présentation : Le Sourire de Zarathoustra Dans la continuité d’ Agir et penser comme Nietzsche (éd. Opportun, 2020), j’ai le plaisir de vous offrir mon premier podcast, « Le Sourire de Zarathoustra ». Un immense merci au talentueux Paul Percheron pour la réalisation et à la journaliste Ségolène Alunni pour la voix off du générique. Vous allez découvrir un podcast résolument introspectif. Car oui, la philosophie n’est pas juste dans les livres. C’est ce qu’avait parfaitement compris Nietzsche, lui qui en faisait, comme les premiers philosophes, un mode de vie. C’est le credo de la philothérapie. La philosophie est ancrée dans notre existence. Elle nourrit notre regard quand nous allons au travail, quand nous sommes entourés en famille. Elle est encore là quand nous tombons malade, quand nous nous sentons faibles, et c’est elle encore qui nous fortifie quand nous décidons de reprendre la main et de nous affirmer librement. Appropriez-vous ce podcast, réécoutez les messages qui vous portent, testez les expériences proposées, questionnez les éléments qui peut-être vous interpellent : la philosophie appartient à tous, disait Nietzsche. Et si le besoin ou l’envie vous portent, n’hésitez pas à m’écrire, et faisons ensemble de ce podcast un espace de dialogue ! Épisode 3/4 : Apprendre à se traiter soi-même en ami Dans cet épisode : Accueillir nos affects sans jugement / Comment réagir aux reproches / Une prise de conscience : se sentir étranger à soi-même / Reprendre la main sur soi-même, par soi-même / Les autres « moi » en moi / Commencer à se traiter en ami. Avant de déballer le présent que Nietzsche vous tend, prenez encore un moment pour accueillir ce que vous avez voulu. Ayez l’audace de ressentir vos affects comme ils surgissent, sans les juger - sans vous juger - et osez témoigner, si vous sentez que quelque chose de votre enfance s’est cassé à l’intérieur de vous : « Le jour où j’ai accompli ma prouesse la plus difficile, et fêté ma plus haute victoire sur moi-même, vous avez poussé ceux qui m’aimaient à crier, s’attriste Zarathoustra, que jamais je ne leur avais fait tant de mal ». Vous ne connaissez que trop bien ce sentiment car très probablement vous en avez souffert : le sentiment de vous être fait violence pour vous dépasser, d’avoir accompli une victoire sur vous-même et qui faisait votre joie, et pourtant, on vous reproche de vous accomplir, comme s’il fallait vous freiner dans votre joie et votre vouloir. Comment est-ce possible ? Il y a quelqu’un, ou quelque chose qui vous donne le sentiment d’avoir (je cite le Zarathoustra de Nietzsche) « blessé (vos propres) vertus dans leur foi ». Il y a quelqu’un ou quelque chose qui vous pousse non seulement à agir et à penser d’après des catégories dont vous ne faîtes ni intimement ni précisément l’expérience - le « bien » et le « mal », ce qui est « bon » et ce qui est « mauvais » - mais pire, qui vous pousse à intérioriser une joie et une volonté qui vous sont complètement étrangères. Comme si, pour avancer, vous étiez condamné à vous montrer infidèles envers vous-mêmes (les personnes qui connaissent la PNL, la « programmation neuro-linguistique », noteront au passage que nous sommes avec Nietzsche un siècle avant son invention !). Pourtant, si l’on vous connaissait un peu mieux, si l’on daignait vous regarder davantage, avant de vous juger, on ferait certainement preuve d’un peu plus de bienveillance : « Quiconque devine ma volonté, observe Zarathoustra, devine aussi combien ils sont tortueux les chemins qu’il faut prendre ». Il y a là matière à aller plus loin, à ne pas se contenter d’accuser les autres (ce qui ne change rien à votre situation) mais à reprendre la main sur vous-même. Ce qui vous condamne en définitive, ce qui vous empêche d’avancer, selon Nietzsche, ce ne sont pas seulement les autres, mais plus intimement vous-mêmes : ce sont vos chemins, les autres « moi », toutes ces parties de vous-mêmes déposées sur le bas côté de votre route : ces vouloirs, ces joies, ce bonheur d’autrefois, qui vous semblent aujourd’hui dépassés, qui parlent et résonnent en vous comme des voix étrangères. Et parmi elles, cette voix extrêmement précieuse qui continue de se faire entendre comme elle peut : votre voix d’enfant. (notons là aussi que Nietzsche devance de près d’un siècle toutes les théories de l’enfant intérieur). Car quel genre d’écho cette voix d’enfant a-t-elle propagé au devant d’elle ? Pour devenir nous-mêmes, nous avons souvent dû surmonter, mais aussi trahir, l’enfant que nous étions, c’est-à-dire - et cela est terrible - à en faire un ennemi. « J’ai beau créer, et aimer ce que je crée… », … reconnaît Zarathoustra, il n’en est pas moins conscient qu’il n’est plus un enfant. S’il lui arrive d’en souffrir lui-même au moins de demander pardon, il ne peut jamais le faire qu’en vain, incapable de cacher le caractère dérisoire de ses gémissements : « Pardonnez-moi ma tristesse, implore-t-il. Le soir tombe. Pardonnez-moi, si le soir tombe ». Mais vous n’y pouvez rien de devenir, pas plus que vous ne pouvez stopper le cours du temps. Pourquoi alors vous traiter vous-même en ennemi ? Pourquoi regarder comme un ennemi la voix d’enfant que vous avez mise en silence (souvent à votre insu, sans joie ni vouloir) alors qu’elle résonne encore, se frayant des chemins dans votre corps et votre esprit pour réclamer votre amitié : « Si ton ami te fait du mal, enseigne Zarathoustra, dis-lui : « Je te pardonne le mal que tu m’as fait ; mais le mal que tu t’es fait à toi-même, comment pourrais-je te le pardonner ? ». Alors, au moment de vous engager sur le chemin du vouloir, traitez-vous en ami, encourage Nietzsche, au lieu de demander pardon lorsque vous perdez votre vouloir en trahissant vos joies passées. Ne craignez pas les intermittences de votre volonté et de votre joie, mais ayez l’audace de les mettre à l’épreuve avant de les unir. Ne négligez pas cette étape capitale pour vous retrouver, ou peut-être pour vous trouver (car il n’y a pas d’âge à cela) : il est en votre pouvoir, de vous pardonner, de vous aimer en toute saison et à tout heure, et d’inaugurer une joie nouvelle de vouloir. Vous avez perdu la joie car vous avez rompu le lien avec votre vouloir, la joie d’engendrer quelque chose, de vous engendrer, c’est à dire de vous renouveler, de renaître un peu, au lieu de vous en vouloir : « Je n’éprouve jamais que le plaisir de ma volonté, occupée à engendrer, à grandir, déclare Zarathoustra ; et si ma volonté conserve en moi son innocence, c’est parce qu’elle garde toujours la volonté d’être féconde » (Aux îles fortunées) Je ne suis pas sans savoir qu’il y a parmi vous des êtres joyeux, des personnes qui cheminent d’un pas volontaire dans les agréables sentiers de leur vie, et qui s’en estiment satisfaites. Pardonnez-moi alors si vous avez le sentiment que j’ai noirci le tableau. Je me fais simplement l’écho de cette manière un peu trop solennelle peut-être, mais salutaire, avec laquelle Nietzsche stimule, exalte et fortifie notre vouloir : « car où sont les tombes, écrit-il, là seulement sont les résurrections ». L’une des convictions chères à Zarathoustra, c’est qu’il n’y pas de volonté qui ne veuille être encore plus grande : tout être tend à s’affirmer davantage, à être pleinement soi sans toutefois parvenir à l’achèvement, à devenir, à devenir en permanence ce qu’il est, bien qu’il n’arrivera jamais au bout de cet élan, qui n’est autre que celui de la vie : un mouvement de libération de sa puissance. Vous voilà prêts, avertis, en mesure de tendre l’oreille à l’une des plus précieuses confidences du personnage de Nietzsche : « Voilà le secret que la vie m’a confié, nous partage Zarathoustra : « je suis ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini… » Si cette loi du devenir est vitale et qu’il n’est pas en votre pouvoir d’y échapper, alors à quoi bon vous reprocher votre désir de volonté et de joie ? À quoi bon ne pas la vouloir, ne pas la vouloir pleinement, et toujours davantage ? Il y aurait une logique mortifère, pas seulement contre vous, mais à l’égard de la vie elle-même, à ne pas vouloir de toutes vos forces, à réfréner la joie et la volonté, à les dissocier, alors que vous pourriez les unir. Aussi longtemps que votre volonté vous fera mal, alors vous resterez à l’écart de la vie, de votre propre vie. Mais veuillez initier une volonté joyeuse, alors aussitôt, vous aurez envie de vivre davantage. Vous voulez une joie plus grande. Vous aspirez à être davantage vous-mêmes, et vous avez raison. Ce que Nietzsche peut faire pour vous, c’est de vous aider à vouloir sans souffrir, à vouloir et à en être joyeux, à faire cela - devenir joyeusement vous-même - sans insatisfaction, et c’est là plus qu’une nuance, une différence qui peut résolument changer le cours d’une vie : contribuer à ce que vous deveniez vous-même, davantage, sans vous attrister de ne pas l’être complètement encore, mais en vous réjouissant de le devenir. Vous accompagner dans le chemin où la joie et le vouloir, au lieu de se déchirer - de vous déchirer - s’alimentent mutuellement, vous nourrissent et vous réunissent. Tout voyageur que nous sommes, nous avons en nous des parts d’ombre. Et que serions-nous sans elles ? Par la suite, Nietzsche nous apprendra que ce que nous sommes aujourd’hui n’est autre que le triomphe d’une partie de nos affects sur une autre, le triomphe d’une minuscule portion de la vie qui s’est frayée un chemin que nous appelons « moi », « toi », « elle », « lui », ou « iel », et qui, ne cessant de se surmonter elle-même, nous dépasse et nous libère, pourvu que nous la voulions : « Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir prisonnier , mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la joie. Vouloir est délivrance ; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté ; voilà l’enseignement de Zarathoustra », écrit Nietzsche.
par Nathanael Masselot 14 mai 2023
Présentation : Le Sourire de Zarathoustra Dans la continuité d’Agir et penser comme Nietzsche (éd. Opportun, 2020), j’ai le plaisir de vous offrir mon premier podcast, « Le Sourire de Zarathoustra ». Un immense merci au talentueux Paul Percheron pour la réalisation et à la journaliste Ségolène Alunni pour la voix off du générique. Vous allez découvrir un podcast résolument introspectif. Car oui, la philosophie n’est pas juste dans les livres. C’est ce qu’avait parfaitement compris Nietzsche, lui qui en faisait, comme les premiers philosophes, un mode de vie. C’est le credo de la philothérapie. La philosophie est ancrée dans notre existence. Elle nourrit notre regard quand nous allons au travail, quand nous sommes entourés en famille. Elle est encore là quand nous tombons malade, quand nous nous sentons faibles, et c’est elle encore qui nous fortifie quand nous décidons de reprendre la main et de nous affirmer librement. Appropriez-vous ce podcast, réécoutez les messages qui vous portent, testez les expériences proposées, questionnez les éléments qui peut-être vous interpellent : la philosophie appartient à tous, disait Nietzsche. Et si le besoin ou l’envie vous portent, n’hésitez pas à m’écrire, et faisons ensemble de ce podcast un espace de dialogue ! Épisode 2/4 : Se reconnecter à la joie Dans cet épisode : Réveiller le souvenir de nos joies d’enfance / L’expérience oubliée de la volonté joyeuse / Une expérience introspective : retrouver l’ami en soi / Un remède plus fort que la liberté / Vouloir véritablement à nouveau, et sereinement / Comment la volonté et la joie ont-elles pu se dissocier ? / Réapprendre à vouloir : se reconnecter à sa volonté. Je vous souhaite pour commencer de vouloir la joie. C’est peu ? c'est simple ? c’est inconcevable ? vous trouvez ? Pourtant, vous l’avez déjà fait… Rappelez-vous votre vouloir d’enfant, et rappelez vous à quel point, beaucoup plus souvent qu’aujourd'hui, il vous rendait joyeux : joyeux d’un rien, juste de vouloir. Vous étiez « faits pour vivre ensemble », écrit Nietzsche. Elles sont venues vers vous, ces joies de l’enfance, au devant de votre désir, au devant de votre vouloir, elles se sont avancées vers vous comme des amis « confiants en l’ami confiant ». Des sourires que l’on vous a adressés sans que vous ne les sollicitiez, des bienfaits prodigués sans que vous ne les réclamiez (à commencer par la vie) : ces chances, ces dons, ces offrandes, sont aujourd’hui plus rares, mais méritent qu’on s’en souvienne. Les avez-vous choisis ? Non, et pourtant, vous les avez accueillis, vous les avez aimés, très souvent. À tel point que, s’il est vrai que toutes les enfances ne sont pas heureuses, et qu’il s’y trouve aussi des traumatismes, c’est pourtant bien en elles que l’on trouve le plus souvent, en chaque individu, l’accord le plus parfait entre joie et volonté, ou disons, l’expérience de leur union la moins imparfaite. Loin des projets qui font douloureusement appel à votre liberté, loin de vos souhaits tournés vers le futur, et dont vous n’avez pas la maîtrise, vous avez magiquement tiré du plaisir à vouloir ces joies qui pourtant vous ont devancées. Vous faisiez alors l’expérience, non pas de la liberté qui douloureusement s’efforce de vouloir, mais de la volonté qui, joyeusement, se laisse aller à elle-même, nourrissant sa propre joie. Au commencement de notre vie, plus forts que notre liberté, étaient notre joie et notre vouloir. Tous deux, ensemble, faisaient notre bonheur. Prenez quelques minutes pour contempler ce que vous avez voulu, ce que vous avez aimé, joyeusement. Il y a tellement de choses en vous, de choses « derrière » vous. Tendons l’oreille à Nietzsche : « J’ai beaucoup de choses - au-dessous de moi… Mais il fallut toujours du temps, de la santé, du recul, de la distance, jusqu’à ce que naquît en moi le désir de dépouiller, d’exploiter, de mettre à nu, d’ “exposer” (…) ce que j’avais vécu et surmonté, un fait personnel quelconque, une fatalité personnelle (…). Tous mes écrits (…) ne parlent toujours que de ce que j’ai derrière moi ». Nietzsche reconnaît humblement qu’il « a appris à en guérir lentement et avec peine ». Vous avez grandi et il se peut qu’aujourd’hui les joies dont nous parlions vous rendent triste, ou nostalgique. Tel Zarathoustra qui s’épanche : « J’ai vu s’évanouir toutes les visions qui avaient consolé ma jeunesse ». Et de s’étonner aussitôt : « Comment l’ai-je pu supporter ? Comment ai-je pu me résigner à de telles blessures, en triompher ? Comment mon âme a-t-elle pu ressusciter du fond de ces tombeaux ? ». À quoi Zarathoustra doit-il le fait d’avoir retrouvé la joie ? Écoutons-le nommer son remède : « une force invulnérable (…) capable de faire éclater les rochers » ; c’est mon vouloir ». Ce vouloir à présent (que nous allons apprendre à découvrir), votre vouloir, vous l’avez peut-être perdu. Et si, en fait, vous découvriez que vous ne voulez plus vraiment ? Qu’il y a, parmi les choses que vous entreprenez, beaucoup trop d’entre elles qui ne vous apportent ni joie, ni désir, et qui ne reposent sur aucune volonté de les accomplir vraiment : « Ne plus vouloir, ne plus juger, ne plus créer ! Oh ! puisse cette grande lassitude me demeurer toujours étrangère », se souhaite Zarathoustra à lui-même. Si son vouloir « s’avance en silence, immuable au long des années », peut-être le vôtre est-il bloqué en chemin, qu’il a fait volte-face, machine arrière, ou qu’il n’avance pas comme vous voudriez le voir - vous voir - avancer. Peut-être que, comme le mien, il s’altère trop souvent à votre goût. Vous en doutez, vous l’évaluez, vous le réprimez parfois, vous n’en voulez plus. N'y trouvez pas cependant, je vous prie, une raison de paniquer. Les années ont passé, nous avons appris à vivre avec les autres, épousé d’autres visions, nous nous sommes remis en question, avons pris des résolutions, puis de nouvelles, nous avons embrassé d’autres projets, bien loin de notre joyeux vouloir d’enfants, bien loin des joies qui, alors, précédaient notre vouloir. Quoi de plus naturel que vous ne possédiez votre propre vouloir que par bribes, quoi de plus normal qu’il vous échappe ? Ce passage qui scande les moments décisifs de notre vie, où nous passons d’une expérience de tristesse et de déchéance à un sentiment de joie et d’accomplissement accru, est presque incontournable. Et il est profitable. Il correspond au passage de ce que Nietzsche appelle le « nihilisme passif » (le moment où tout s’écroule, où plus rien ne semble valoir la peine) au « nihilisme actif » (la résolution de recréer la valeur de notre monde, à partir de ses propres cendres). Pourquoi la joie semble-t-elle à ce point indépendante de nous ? Parce qu’elle s’est émancipée des bornes de notre volonté, nous éclaire Nietzsche. Parce qu’on nous a appris à vouloir ce qui ne nous réjouit pas vraiment. Pire, parce que nous avons intériorisé l’idée d’une joie qui ne correspond pas à l’expérience de notre volonté. C’est pourquoi, je suis convaincu que le simple fait de se reconnecter à son vouloir est une chose immense, qu’une volonté « simplement » alignée est un présent des plus précieux, capable de changer le cours et la saveur de toute une existence. Je vous propose maintenant de découvrir, ou de re-découvrir, cette mystérieuse mais ô combien véritable et profitable, « joie de vouloir ».
par Nathanael Masselot 14 mai 2023
Présentation : Le Sourire de Zarathoustra Dans la continuité d’ Agir et penser comme Nietzsche (éd. Opportun, 2020), j’ai le plaisir de vous offrir mon premier podcast, « Le Sourire de Zarathoustra ». Un immense merci au talentueux Paul Percheron pour la réalisation et à la journaliste Ségolène Alunni pour la voix off du générique. Vous allez découvrir un podcast résolument introspectif. Car oui, la philosophie n’est pas juste dans les livres. C’est ce qu’avait parfaitement compris Nietzsche, lui qui en faisait, comme les premiers philosophes, un mode de vie. C’est le credo de la philothérapie. La philosophie est ancrée dans notre existence. Elle nourrit notre regard quand nous allons au travail, quand nous sommes entourés en famille. Elle est encore là quand nous tombons malade, quand nous nous sentons faibles, et c’est elle encore qui nous fortifie quand nous décidons de reprendre la main et de nous affirmer librement. Appropriez-vous ce podcast, réécoutez les messages qui vous portent, testez les expériences proposées, questionnez les éléments qui peut-être vous interpellent : la philosophie appartient à tous, disait Nietzsche. Et si le besoin ou l’envie vous portent, n’hésitez pas à m’écrire, et faisons ensemble de ce podcast un espace de dialogue ! Épisode 1/4 : Accueillir une joie nouvelle Dans cet épisode : Je vous souhaite de la joie ! / D’où tirez-vous votre joie ? / Un visage radicalement nouveau : la joie de vouloir / Nietzsche et le chemin de Zarathoustra / Réconcilier notre joie et notre volonté Pour ouvrir cette série de podcasts consacrée à la philosophie de vie de Nietzsche, je vous souhaite de la joie. D'où la tirerez-vous, cette joie ? de votre famille, de vos enfants, de votre conjoint, de votre santé, de votre réussite professionnelle, du succès des personnes que vous aimez, ou alors du destin, du hasard, de la chance, des rencontres que vous ferez ? On vous a peut-être souhaité tout ça. Naturellement vous avez dit « merci » mais, au fond, c’est surtout l’intention que vous avez poliment remerciée, une charmante intention que, ni vous, ni moi, ni personne, ne pouvons magiquement convertir en réalisation. Ce qu’il en sera exactement de vos relations familiales, de votre couple, de votre prochain bilan sanguin, de la future humeur de vos collègues au travail, personne ne le sait très bien, et encore moins si tout cela vous apportera ou non la joie. C’est pourquoi, je voudrais vous souhaiter une tout autre forme de joie, vous en partager une dimension radicalement nouvelle : une joie qui n’appartiendrait qu’à vous-mêmes, et qui ne dépendrait que de votre bon vouloir. Vous a-t-on déjà souhaité une joie qui ressemble à celle-ci ? En avez-vous déjà fait l’expérience ? Son nom, c’est la joie de vouloir. Si vous ne la connaissez pas encore, sachez que moi-même je l’ai découverte récemment. Où l’ai-je trouvée ? Chez Nietzsche, au cours d’un chemin de pensée et de vie, en me replongeant corps et âme dans Ainsi parlait Zarathoustra, judicieusement sous-titré « un livre pour tous et pour personne ». Autour de ce personnage emprunté à la religion zoroastriste, Nietzsche trace une série de chemins qui sont autant d’invitations à renouer avec nous-mêmes. Bien que la joie soit rarement remarquée comme un thème nietzschéen prédominant, et bien que certains chercheurs, vous rappelleraient que, d’une certaine façon, Nietzsche ne croit pas vraiment en l’existence de la volonté (du moins sous sa représentation la plus courante, c’est-à-dire le fait de persévérer dans ses choix de vie), Zarathoustra ne cesse de s’en réclamer, et il place ensemble - joie, et vouloir - au coeur de sa conception de l’existence. Mais il nous en parle tout autrement… d’une manière que nous n’entendons que trop rarement, voire jamais. Car la joie, me direz-vous, ça nous échappe. Quant à la volonté, elle peut être angoissante, elle nous confronte au doute, à la peur de l’échec, de ne pas être à la hauteur. Eh bien tout au contraire, Nietzsche nous présente une manière foncièrement nouvelle d’éprouver notre joie et notre volonté, en les associant, en réconciliant ces deux moteurs de notre vie qui, lorsqu’ils sont dissociés, amenuisent douloureusement notre existence, nous tuent à petit feu. Mais dès lors que nous saisissons ce qui au cours de notre vie a provoqué cette dissociation, et que nous sommes en mesure de réunir notre joie et notre volonté, alors ils génèrent une dimension nouvelle, nous permettent de franchir un pont, écrit Nietzsche, vers une vie plus puissante, plus personnelle, plus libre - et osons le dire : plus heureuse - un renouvellement de soi.
par Nathanael Masselot 8 février 2023
« Êtes-vous » (et non « avez-vous ») un esprit libre ? Car un esprit, ça s’ incarne ! « On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui à cause de son origine, de son milieu, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les esprits asservis sont la règle ». ( Nietzsche , Humain, trop humain , I, V « Caractères de haute et basse civilisation », tr. personnelle) L’ esprit libre est une faculté directement liée aux qualités du philosophe tel que le dépeint Nietzsche : être capable d’un détachement, d’une indépendance à l’égard des habitudes, et de toute valeur qui serait déjà pétrifiée de jugements. La libération de l’esprit prend alors la forme de retrouvailles avec l’intimité du soi. À l’écoute immédiate de soi-même, le philosophe se surprend peu à peu, et chaque jour davantage, de sa propre singularité, c’est-à-dire de sa non conformité avec le brouillard ambiant des fantômes impersonnels, dépossédés de leur moelle individuelle, qui flottent en société. De façon paradoxale, l’ esprit libre du philosophe est profondément ancré : pleinement lui, individu concret, et non cette abstraction vidée de son sang qu’on appelle « homme » et que Nietzsche caractérise poétiquement dans Aurore comme un « fantôme d’ ego » (…). Le philosophe qu’est Nietzsche ne s’affirme pas en niant autrui : il s’auto-détermine, s’affranchissant des attentes ou des conventions sociales, exerçant sa liberté par excellence. Spontanéité, volonté, détachement, indépendance, telles sont les principales caractéristiques de l’esprit libre. Sans trop d’illusions, il s’efforce d’aller au-devant. (…) Partir libres , pour mieux revenir, suggère Nietzsche , et forts d’un regard nouveau qui nous aura libérés de l’attachement aveugle et servile aux valeurs d’un quotidien révolu, nous parviendrons alors à créer du neuf . Posture existentielle : avez-vous déjà remarqué à quel point les prises de distance sont précieuses ? Nietzsche nous parle de rompre le cours des habitudes pour relever la tête au-dessus du guidon, ne serait-ce qu’un bref instant. Vous connaissez l’importance de ces pauses salvatrices. Mais les pratiquez-vous assez régulièrement ? Profitez-vous suffisamment de ce recul pour observer, non seulement les contours généraux de votre situation, mais aussi le relief sur lequel vous construisez votre vie présente ? Parce que l’on voit paradoxalement mieux le sol quand on l’observe à une certaine distance, n’hésitez pas à libérer votre regard de l’immédiateté. Extrait de Nathanaël Masselot, Agir et penser comme Nietzsche , éd. de l'Opportun, 2021.
par Nathanael Masselot 13 janvier 2023
Qu’est-ce qui explique que nous soyons parfois angoissés , et parfois simplement bien avec nous-même, comme on dit« bien dans notre peau » ? Ce post vous présente une clé pour gérer l'angoisse . Pour Sartre, l’angoisse est « une forme temporelle où je m’attends dans le futur, où “je me donne rendez-vous de l’autre côté de cette heure, de cette journée ou de ce mois”. 👉 L’angoisse est la crainte de ne pas me trouver à ce rendez-vous, de ne même plus vouloir m’y rendre 👈 ». La description est si juste qu’elle nous livre quasiment en même temps la marche à suivre pour y remédier. Ce sentiment d'angoisse n'est pas juste négatif : c'est aussi une invitation à la prise de recul sur ses actions, une boussole personnelle. Si vous êtes bien accompagné.e , votre angoisse est aussi une puissante ressource pour l’introspection . Ce travail vous permettra de favoriser les actions qui vous font du bien, c'est-à-dire qui VOUS PORTENT. S’il est difficile d’évacuer complètement l’angoisse, celle-ci ne vient heureusement jamais seule. À travers elle, on se fait une idée de ce que l’on ne veut plus. Elle nous permet d'ajuster notre quotidien et d'accomplir des pas décisifs pour nous rapprocher de nous-mêmes, en nous engageant pleinement dans notre chemin . Alors l’angoisse qui prenait autrefois le dessus devient gérable. Elle n’est plus qu’un baromètre : elle nous indique notre météo intérieure, mais rien ne nous empêchera de sortir de notre zone de confort. Grâce à elle, nous saurons par exemple si nous devons nous protéger , ou si nous pouvons nous permettre de nous exposer … Se sentir bien dans ce que l’on fait est un précieux indicateur du fait que nous parvenons à maîtriser notre liberté . Il y a donc de l' espoir ! Si l’angoisse est le poison de la liberté, elle vient toujours avec son antidote. La liberté s’éprouvant toujours dans les coordonnées de VOTRE situation, il n’y a à mon avis pas de remède universel, mais une solution personnelle. En philothérapie , on travaille ensemble pour définir les ingrédients de votre équilibre .
par Nathanael Masselot 18 octobre 2022
Cet été, j’ai rencontré un utopiste au travail. La formule m’a paru belle ; la réalité se révèlera peut-être l’être davantage encore. Je retournerais bien dans la boutique (ou plutôt, dans l’atelier) pour connaître le parcours de cet individu qui a eu l’audace, comme on dit, de vivre ses rêves plutôt que de rêver sa vie, du moins ses rêves de vie professionnelle, ce qui n’est pas rien ! Mais pour l’heure, l’imagination me suffit. Je me plais à me représenter comment un illustrateur, c’est-à-dire une personne créative par nature, en vient un jour à refuser tous les compromis professionnels qu’on tient généralement pour nécessaires (un prêt à rembourser, une famille à nourrir, un petit confort de vie à assurer pour se tenir au niveau des autres…) jusqu’a ce qu’ils mènent à la compromission personnelles et deviennent littéralement intenables. Un jour, le peu de sens auquel on se rattachait devient chimère, et les fausses et rassurantes justifications qu’on y apportait deviennent idéales. Cet homme au travail, dans son atelier, est la preuve que c’est possible. Il donne de la réalité à l’utopie : les rêves peuvent parfaitement s’écrire en prose. Dans son cas, les matériaux sont locaux, ils sont recyclés et ils ont une histoire. Ils revivent essentiellement grâce à un savoir-faire et des idées créatives. Ils sont présentés dans une boutique épurée et vendus en respectant des choix simples, mais forts : pas de CB, une facture papier manuscrite, le temps d’échanger quelques mots qui auraient pu ne pas l’être, des mots précieux, donc. Parce qu’il a la main sur ses rêves, il modifie sa vie. Si la situation de cet individu semble rêvée, il est évident qu’elle ne s’est pas réalisée du jour au lendemain ni sans efforts. Il serait tout aussi utopique de croire qu’elle ne résulte pas d’un solide questionnement existentiel, visiblement bien mené. En philothérapie, j’accompagne souvent des personnes dans leurs choix professionnels, notamment quand il ne leur est plus supportable, dans l’exercice de leur métier, de mettre de côté leurs valeurs. En supervision, j’accompagne notamment des professionnels issus de la thérapie humaniste (naturopathes, sophrologues, psychopraticiens, fasciathérapeutes…) dont les valeurs personnelles ont la particularité d’être intimement imbriquées à la sphère professionnelle. à lire : N. Masselot, Philothérapie, éd. de l’Opportun, 2019, chapitre 10, pp. +33 664 662531 consacré aux choix professionnels et à l’expérience de contradiction de nos valeurs personnelles.
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