Qu’est-ce que le dialogue socratique ?

Nathanael Masselot • 18 juillet 2022

Qu’est-ce que le dialogue socratique ?

Platon par ses dialogues avait pour ambition d’amener chacun à la pratique personnelle. Même si l’on pressent parfois la position implicite de Socrate dans tel ou tel dialogue, extrêmement rares sont les occasions où nous pouvons enfermer sa pensée dans une position parfaitement univoque.

Le sens profond des questions philosophiques qui y sont abordées (dont la plupart ont une portée existentielle indéniable : l’amour, le désir, l’action juste, la vertu…) se situe bien plus souvent au carrefour d’une diversité de discours (…).

En se mettant à la place d’autrui et en lui demandant réciproquement de prendre sa place, Socrate fonde un partage. Il universalise cet homme : non pas autant de points de vue qu’il y a d’individus mais un point de vue qui émane de l’humanité – humanité qui elle-même a su élever ses vues par le biais du dialogue. (…)
Le point de vue de Socrate tire sa légitimité de l’existence des autres points de vue. Ainsi qu’il le rappelle, par exemple dans Phèdre, le philosophe est avant tout un dialecticien, c’est-à-dire une personne capable de découper un problème selon ses articulations naturelles, c’est-à-dire en tenant compte de tout ce qu’est une chose et de tout ce que l’on dit d’elle. Telle est la double condition à remplir pour cesser de gamberger dans le relativisme des opinions.
En définitive, la solution esquissée à un problème tire sa pertinence du fait qu’elle entretient des relations avec les autres positions, ce pour quoi elle s’exprime mieux que partout ailleurs dans le genre du dialogue. Le dialogue est fait pour permettre à toute personne qui le désire de se remettre en question. 

Texte extrait de N. Masselot, Philothérapie, éd. de l’Opportun, 2019
par Nathanael Masselot 24 février 2025
La temporalité , en philosophie, désigne à la fois notre inscription dans le temps et la manière dont nous nous rapportons à "lui". Si une question majeure de savoir s'il existe une réalité en soi du temps, la science et la philosophie sont aujourd'hui à peu près d'accord sur l'intérêt psychologique du temps. Cela veut dire une chose à la fois très simple et fondamentale : alors qu'il ne fait aucun sens de se demander quelle heure il est en ce moment dans l'univers, il est au contraire crucial de chercher à savoir de quelle manière nous devons employer notre temps à la lumière de l'horizon qui se profile devant nous. L'intérêt psychologique du temps acquiert naturellement une résonnance existentielle . Les analyses existentielles de la temporalité, par exemple chez Sartre, insistent sur le lien intime entre les différentes dimensions du temps (la manière dont nous formulons un projet à venir dans l'actualité d'un présent où nous donnons sens à notre expérience passée) mais aussi le lien indissociable avec l'expression de notre liberté. Dans cet article, nous aimerions mettre en lumière une philosophie moins connue du temps mais particulièrement éclairante : Reinhart Koselleck , dans Le futur passé , explore le rapport au temps et la manière dont les individus et les sociétés anticipent l'avenir. Si son approche est avant tout historique et conceptuelle, elle offre également une grille de lecture pertinente pour comprendre nos propres anxiétés face à l'incertitude du futur et les enjeux de la confiance en soi. L'horizon d'attente et la capacité à se projeter Koselleck introduit la notion d' horizon d'attente , qui désigne l'écart entre ce que nous espérons ou redoutons et ce que l'expérience nous a enseigné. Cet écart peut être source de peur : ne pas savoir ce que l'avenir réserve alimente les doutes et freine l'action. Mais il peut aussi être une force : en reconnaissant l'incertitude comme un espace d'ouverture et non de paralysie, nous pouvons développer une approche plus confiante face à l'avenir. La temporalité et le sentiment d'autonomie L'un des enjeux existentiels majeurs que soulève Koselleck est la tension entre l'espace d'expérience (ce que nous avons vécu) et l'horizon d'attente (ce que nous imaginons ou anticipons). Cette tension est au cœur du sentiment d' autonomie : si nous nous fions uniquement à notre passé, nous risquons de nous enfermer dans des schémas figés ; si nous nous abandonnons à un futur fantasmatique, nous pouvons perdre pied avec le réel. Trouver un équilibre entre les deux est un exercice fondamental pour renforcer la confiance en soi. De l'incertitude à l'action Comment alors utiliser cette approche pour mieux vivre l'incertitude et développer une posture plus affirmée ? Une clé réside dans la capacité à accepter le caractère ouvert du futur . Plutôt que de le voir comme une menace, il peut être pensé comme une opportunité d'agir. Koselleck montre que l'accélération moderne du temps a modifié notre rapport à l'avenir : nous sommes poussés à anticiper, mais aussi à nous adapter en permanence. Accepter cette dynamique signifie apprendre à faire confiance à nos capacités d'adaptation et à ne pas exiger une maîtrise totale du futur. De telles réflexions offrent une excellente familiarisation avec les idées de lâcher-prise ou d' amor fati (l'amour du destin) et constituent un point de départ concret pour regarder le futur autrement et amorcer, sans brutalité, mais avec douceur et mesure, de nouvelles pratiques pour se projeter dans le futur de manière moins vertigineuse. Pour conclure : une proposition d'introspection philosophique Appliquée à une perspective plus intime, la pensée de Koselleck nous invite à développer une relation plus fluide avec le temps : ne pas se figer dans l'expérience du passé ni s'angoisser excessivement sur l'avenir, mais apprendre à habiter cet espace intermédiaire où se joue toute transformation . La confiance en soi naît alors de cette capacité à naviguer dans l'incertitude, à ne pas craindre l'horizon mais à l'accueillir comme un champ des possibles. Si cette navigation dans la philosophie de Koselleck ne saurait être exhaustive (mais comment pourrait-on régler le problème de la temporalité ?!), elle constitue une invitation privilégiée pour guider l'introspection philosophique : Au cours de vos expériences passées, souvenez-vous des périodes de transition que vous avez traversées. Distinguez-vous ce qui relève de l'effort , voire d'une violence faite à vos habitudes et à votre confort, et ce qui relève de la libération ? Parvenez-vous à situer le point de bascule entre la fin d'un passé aliénant et la mise en place d'une autonomie nouvelle ? Souvenez-vous à présent de la personne que vous étiez durant ces périodes. Voyez-vous différentes personnalités en quête d'aspirations renouvelées ou mesurez-vous la progression sur votre chemin dans la perspective d'un horizon immuable ? Si vous manquez de confiance pour aborder l'avenir actuellement, appuyez-vous sur chacun de ces moments où vous avez trouvé la force de vous adapter . Vous portez en vous une force héritée de vos victoires sur le passé. Cette force peut renforcer votre confiance non pas juste en un avenir radieux, mais en votre capacité à briller, en dépit de ce que l'avenir vous réserve.
par Nathanael Masselot 21 février 2025
Introduction : Pris dans la course du monde Pas besoin de philosophie pour constater que nous vivons dans un monde où tout va de plus en plus vite : informations instantanées, déplacements accélérés, flux économiques toujours plus rapides. En revanche, la philosophie rend sensible le fait qu'elle n'est pas juste la répétition d'une constante (chaque époque est forcément différente de celle qui la précède, et il y a en effet quelque chose d'illusoire à croire que le changement n'existait pas avant notre époque !), mais un marqueur singulier de notre monde. La philosophie tend à nous montrer que l'accélération moderne est régie par une compression du temps qui détériore l'espace de notre liberté . C'est pourquoi cette accélération ne peut être réduite à un simple un fait technique ; elle façonne notre perception du temps, notre rapport au monde et à nous-mêmes. Paul Virilio , philosophe et urbaniste, a conceptualisé cette logique de la vitesse sous le terme de " dromologie ". Il nous met en garde contre une civilisation où la rapidité devient un impératif absolu, au détriment de la réflexion, du sens et de l'expérience vécue. La vitesse comme principe structurant du monde moderne La dromologie , du grec "dromos" ( course ), désigne l'étude de la vitesse et de ses effets. Virilio montre que, depuis la révolution industrielle, la vitesse est devenue un facteur structurant de la société. Il en identifie plusieurs conséquences majeures : La compression du temps et de l’espace : les technologies de transport et de communication abolissent les distances, rendant le monde plus petit mais aussi plus pressant. L'économie de l’immédiateté : tout doit être instantané, de l’information à la consommation, ce qui génère un stress permanent. L'aliénation par la rapidité : loin d’être une libération, la vitesse nous emprisonne dans une logique où l’on ne peut jamais ralentir sans se sentir dépassé. Par exemple, face aux défis du réchauffement climatique, certaines personnes prônent non pas une décroissance, un ralentissement du rythme, ni une révolution de notre rapport au monde, mais une pure, simple (et folle ?) accélération productive, comme pour sauter par-dessus l'abîme du problème. L’impact de l’accélération sur la subjectivité L'accélération technologique a des effets profonds sur notre psychisme et notre manière d’exister . Nous vivons sous pression , soumis à une temporalité dictée par la performance et l’urgence . Plusieurs phénomènes en découlent : La perte du présent : toujours projetés vers l’avenir, nous avons du mal à habiter pleinement le moment présent. L’illusion du progrès : nous confondons souvent vitesse et avancée , oubliant que l’accélération peut aussi être une fuite en avant. Un monde sans pause : les moments de silence et de réflexion deviennent rares, rendant difficile une véritable appropriation de notre existence. Ralentir pour mieux vivre : une réponse philosophique Face à cette course effrénée, la philosophie nous invite à repenser notre rapport au temps et à la vitesse. Plusieurs approches peuvent être envisagées : Redécouvrir la lenteur : comme le souligne Nietzsche, la réflexion et la création nécessitent du temps. La lenteur n’est pas une faiblesse, mais une condition du sens. Expérimenter la "résonance" (voir l'article précédent consacré à Hartmut Rosa) : retrouver un rapport plus harmonieux au monde, où nous nous sentons en connexion plutôt qu’en perpétuelle accélération. Créer des espaces de décélération : que ce soit par la méditation, la contemplation ou une simple marche, nous pouvons cultiver des moments où nous nous soustrayons à l’urgence. Conclusion : Retrouver le contrôle de notre temps La dromologie nous met face à un défi essentiel : celui de ne pas devenir les esclaves de la vitesse. Si l’accélération est une caractéristique de notre époque, il nous appartient de redéfinir notre rapport au temps pour éviter qu’il ne devienne un ennemi. En ralentissant, en réapprenant à habiter le présent, nous pouvons retrouver une existence plus libre et plus pleine. Ainsi, la philothérapie nous invite non pas à rejeter la vitesse en bloc, mais à en faire un usage conscient et maîtrisé.
par Nathanael Masselot 20 février 2025
Depuis quelques temps, on entend beaucoup parler de "résonance". Sur les réseaux, dans la sphère du développement personnel, en psychologie, la "résonance" fait état d'une rencontre entre l'extérieur et l'intime. Soudain, une situation inattendue me parle, l'expérience qui m'est racontée par une amie me semble aussi intime que si je l'avais vécue, ou encore, une phrase qui aurait pu ne pas être remarquée me surprend à poursuivre son chemin dans mon esprit. D'un point de vue philosophique, la résonance fait appel à une harmonie possible entre l'intériorité et le monde, et elle laisse entendre la possibilité d'un prolongement vivant, d'une continuation personnelle du mouvement de la vie. Est-ce si surprenant que nous ayons besoin de résonance dans un monde moderne marqué par une obsession de l'accélération et de la performance ? Nous courons après le temps, la productivité et l'efficacité, souvent au détriment de notre bien-être et de notre épanouissement personnel. Face à cette frénésie qui se produit le plus souvent à notre insu, la philosophie de la résonance, développée par le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, nous invite à repenser notre manière d'être au monde. Comprendre la résonance Hartmut Rosa définit la résonance comme une relation vivante et réciproque au monde, rejoignant en cela la pensée de Heidegger sur l'Être-au-monde , où l'existence humaine est indissociable de son immersion dans un environnement signifiant . La résonance telle qu'elle est décrite par Rosa se déploie sur trois dimensions fondamentales : l 'affection (nous sommes touchés par une expérience, un événement, une rencontre), la réponse (nous réagissons à ce qui nous touche en nous impliquant) ou encore la transformation ( l'expérience de résonance nous change et modifie notre rapport au monde). Une idée importante est que la résonance n'est pas un retrait, une porte de sortie , comme les démarches pourtant louables et salvatrices que sont la pratique du droit à la déconnexion, la méditation qui chasserait toutes les pensées hors de moi. Chez Rosa, la résonance est envisagée comme une alternative à l'aliénation, qui se caractérise par un sentiment de déconnexion, d'indifférence ou d'exploitation du monde environnant. Mais alors que le jeune Marx (sur lequel Rosa s'appuie) faisait de l'aliénation une expérience de dépossession de moi-même, quand je suis complètement extérieur à moi-même, Rosa ne voit pas la solution à cette aliénation comme son pendant contraire, son parfait opposé, qui reviendrait à simplement se replier sur soi-même. La résonance est un concept " responsif ", relationnel, qui assume complètement notre ancrage dans le monde extérieur et interconnecté. La résonance survient lorsque nous entrons en contact avec des éléments du monde (autres personnes, nature, art, musique, travail, etc.) qui nous touchent, nous transforment et auxquels nous répondons de manière authentique. Elle est une revendication de sens qui ne fait pas l'exclusion de l'expérience du monde, bien au contraire. C'est pourquoi les personnes en quête de résonance sont (paradoxalement) à la fois sereines et pragmatiques, revendiquant le plus souvent une vie professionnelle intense et épanouissante. Pourquoi cherchons-nous la résonance ? L’accélération sociale, telle que décrite par Rosa, nous enferme souvent dans une dynamique où l’on cherche à tout optimiser, à accumuler des expériences sans vraiment les vivre . Nous tentons de maîtriser notre existence en rendant le monde disponible et contrôlable, mais cela aboutit paradoxalement à un sentiment de vide et d’insatisfaction. La résonance nous permet de sortir de cette logique en renouant avec des expériences qui nous animent et nous enracinent dans un rapport plus profond à la vie. Comment cultiver la résonance au quotidien ? Plutôt que de chercher à posséder et maîtriser le monde, la résonance nous invite à l'écouter et à interagir avec lui de manière ouverte et réceptive, à l'instar de Merleau-Ponty qui souligne combien notre perception du monde est incarnée et relationnelle, fondée sur une interaction sensorielle et affective avec notre environnement. Voici quelques pistes pour favoriser la résonance dans notre vie quotidienne : Ralentir et prêter attention : Accordons-nous du temps pour vivre pleinement les moments présents. L’accélération empêche la résonance, alors que la lenteur permet d’approfondir nos expériences. Cultiver des activités qui nous animent : Que ce soit la musique, l’écriture, la peinture, la lecture ou toute autre pratique, il est essentiel de s'engager dans des activités qui nous font vibrer. Réinvestir nos relations humaines : La résonance passe aussi par une qualité d'écoute et de présence dans nos échanges avec les autres. Se reconnecter à la nature : Marcher en forêt, contempler un paysage ou jardiner sont autant de moyens de renouer avec le monde vivant. Accepter l'incontrôlable : La résonance ne peut être imposée. Elle émerge lorsque nous acceptons de nous laisser surprendre par le monde, sans chercher à tout prévoir. Conclusion : Vers une vie plus résonante La résonance est un antidote à la saturation et à l’aliénation contemporaines. Elle ne se trouve pas dans l'accumulation de biens ou d'expériences, mais dans la qualité de notre relation au monde. Cultiver la résonance, c'est choisir d'interagir avec le monde de manière vivante et vibrante, en redonnant du sens à nos actions et à nos engagements. Comme le souligne Rosa, ce n'est pas en ayant plus que nous nous sentons pleinement vivants, mais en entrant en relation avec ce qui nous entoure de manière authentique et profonde.
par Nathanael Masselot 19 février 2025
Confiance en soi et influence sociale : comment ne pas se perdre dans la foule ? La confiance en soi ne se joue pas uniquement à l’échelle individuelle : elle s’inscrit dans une dynamique sociale où l’influence des autres façonne nos croyances et nos décisions. Mais cette influence est-elle nécessairement un obstacle à l’affirmation de soi ? L’expérience de la foule est un moment décisif : face à la multitude, perdons-nous nos convictions ou, au contraire, nous servent-elles de repère pour ne pas nous égarer ? La confiance personnelle peut-elle s’exercer sans tomber dans l’entêtement, et à quelle condition peut-on garder le cap sans se fermer aux enseignements du collectif ? Si la solitude est essentielle pour développer une pensée autonome, la société est le lieu où elle se confronte à l’épreuve du réel. La foule peut être un espace de dissolution de soi, mais aussi un laboratoire où la confiance en soi se construit. Doit-on ignorer l’influence sociale au nom d’une autonomie radicale, ou au contraire, en tirer parti sans s’y perdre ? L’opportuniste, par exemple, semble moins préoccupé par l’affirmation d’une valeur propre que par sa capacité à naviguer dans les dynamiques collectives. Cette tension est illustrée de manière poignante dans le livre Into the Wild de Jon Krakauer, et dans l’adaptation cinématographique de Sean Penn. L’histoire de Christopher McCandless, un jeune homme qui fuit la société pour se lancer dans un voyage en solitaire à travers l’Amérique, pose des questions profondes sur l’équilibre entre autonomie personnelle et influence sociale. McCandless cherche à échapper aux contraintes de la société de consommation, mais, dans son isolement, il découvre aussi les limites de cette quête solitaire. Son aventure se termine tragiquement, mettant en lumière la tension entre un désir d’indépendance radicale et la réalité de la dépendance humaine aux autres. Dans cet article de philothérapie, je vous propose d’explorer cette ambivalence : la foule est-elle un péril pour la confiance en soi ou un terrain d’apprentissage ? En croisant la pensée d’Emerson, qui prône un équilibre subtil entre autonomie et vie en société, avec les analyses de Gustave Le Bon et Freud sur la suggestibilité des masses, nous questionnerons la possibilité d’affirmer une confiance authentique sans succomber aux influences collectives. L’individu face à la foule : Le Bon et Freud sur la suggestibilité Dans Psychologie des foules (1895), Gustave Le Bon analyse l’influence des groupes sur l’individu. Il montre que, sous l’effet de la foule, un individu peut perdre son esprit critique et adopter des croyances et des comportements qu’il n’aurait pas eus seul. La foule est suggestive : elle impose un sentiment d’unité qui dissout la responsabilité individuelle. Freud approfondira cette idée dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), en la reliant au désir d’appartenance et aux mécanismes de transfert affectif. Pour Le Bon et Freud, la confiance en soi est fragile face à cette dynamique. L’individu, croyant penser par lui-même, peut en réalité être l’écho des idées ambiantes. La peur de l’exclusion ou le désir d’approbation le poussent à aligner ses pensées sur celles du groupe, renforçant ainsi l’effet de suggestion. Ce phénomène est visible dans le conformisme social, mais aussi dans la manipulation politique ou médiatique, où des discours construits captent l’attention et orientent les croyances. L’enjeu est donc de savoir comment développer une confiance en soi qui ne soit pas un simple reflet de la foule, mais qui ne verse pas non plus dans l’isolement dogmatique. Emerson et l’équilibre entre autonomie et vie sociale Face à cette suggestibilité sociale, Ralph Waldo Emerson défend une posture plus nuancée qu’un simple appel à l’indépendance radicale. Dans La Confiance en soi (1841), il exhorte chacun à écouter sa propre voix intérieure, mais sans prôner une rupture totale avec la société : « Il est facile, dans le monde, de vivre selon l’opinion du monde ; il est facile, dans la solitude, de vivre selon la nôtre ; mais le grand homme est celui qui, au milieu de la foule, conserve avec une parfaite sérénité l’indépendance de la solitude. » Ce passage montre que la véritable confiance en soi n’est ni un isolement orgueilleux ni une absorption dans la masse, mais une capacité à maintenir son authenticité tout en vivant avec les autres. Cette idée est encore plus explicite dans Société et solitude (1870), où Emerson affirme que la solitude et la vie sociale sont complémentaires : « Nous avons besoin d’une solitude qui nous maintienne à notre tâche, mais la société est tout aussi nécessaire que la solitude. » Ainsi, Emerson ne s’oppose pas à toute influence sociale ; il insiste simplement sur la nécessité de choisir ses influences et de ne pas se laisser dicter ses pensées par le conformisme ambiant. Trouver un équilibre : entre autonomie et reconnaissance sociale Si Emerson insiste sur l’indépendance individuelle, Le Bon et Freud rappellent que nous sommes inévitablement influencés par les dynamiques sociales. Comment alors bâtir une confiance en soi qui tienne compte de ces tensions ? Développer un esprit critique Reconnaître les mécanismes de la suggestion permet de s’en affranchir. Se demander « Pourquoi est-ce que je pense cela ? », « D’où vient cette idée ? » aide à distinguer les pensées authentiques des influences extérieures. Accepter une influence choisie L’autonomie ne signifie pas une indépendance totale. Il s’agit de sélectionner les influences qui nous élèvent plutôt que celles qui nous manipulent. Pratiquer l’expression de soi Affirmer ses idées, même à contre-courant, est un exercice qui renforce la confiance en soi et évite de se fondre dans la masse par crainte du rejet. La confiance en soi n’est donc pas une opposition stricte entre soi et les autres, mais une relation dynamique : elle se construit dans un dialogue entre l’individu et le social, entre l’affirmation de sa pensée et la conscience des influences qui l’entourent. Exercice philothérapeutique : observer sa propre suggestibilité Pendant une journée, prenez conscience des moments où vous adaptez vos opinions ou comportements sous l’effet du groupe. Notez ces situations et demandez-vous : est-ce un choix conscient ou un réflexe social ? Puis, dans une autre situation, tentez d’exprimer un point de vue personnel sans vous soucier de l’approbation extérieure. Vous constaterez que la confiance en soi se renforce lorsqu’elle s’exerce. Dans un monde où les discours s’imposent avec force, cultiver une confiance en soi éclairée est un acte d’émancipation. Mais cet acte n’est pas un rejet de la société : c’est une manière d’y évoluer sans s’y perdre.
par Nathanael Masselot 14 février 2025
L’un des thèmes les plus importants qui traverse mes quatre premiers livres est l’amour. Loin d’être un simple sentiment intérieur, ou un témoin émotionnel, l’amour a une résonance existentielle : il façonne à la fois notre rapport aux autres et notre propre construction. Les psychologues savent combien de ressources irremplaçables possède un enfant qui a été aimé. En philothérapie, l’amour est souvent le point d’articulation qui permet d’éclairer la manière dont nous concevons la dynamique entre notre liberté et notre bonheur. L’amour, sous toute la diversité de ses formes, est-il fondamentalement pour vous le point de rencontre entre la liberté et le bonheur, ou au contraire l’expérience d’une tension , voire d’une déchirure entre ces deux piliers de notre existence ? Comment la philosophie peut-elle nous aider à mieux comprendre l’amour, à le vivre pleinement, à éviter ses pièges, et à être partie prenante dans ce secteur de notre vie que nous contrôlons si peu a priori ? Dans ce post, je vous présente un petit panorama de l’amour en philosophie , qui insiste un peu plus que d’ordinaire sur le fait que l’amour n’est pas juste un sentiment, mais un acte . L’amour : une quête de complétude ? L’amour est-il une quête de complétude, comme le pensait Platon , ou bien un acte gratuit et inconditionnel ? Dans Le Banquet , Socrate rapporte les paroles de Diotime : aimer, c’est rechercher ce qui nous manque, en aspirant à la Beauté et à l’Idée du Bien. Cette vision idéaliste fait de l’amour une élévation vers quelque chose de plus grand que soi. Mais n’allons pas trop vite et arrêtons-nous un peu sur cette idée d'élévation qui pourrait paraître un peu trop idéaliste et naïve, surtout à la lumière des relations toxiques ! Si vous lisez Le Banquet , vous verrez que Platon passe en revue de multiples représentations de l’amour. La plus célèbre est décrite par Aristophane, à travers le mythe de l’androgyne et de l’âme sœur, qui inspire par exemple la conception des « flammes jumelles » : l'amour comme recherche de sa moitié. (« spoiler alert »: Le Banquet est une succession de sept discours sur l'amour qui se conclut par celui de Socrate qui rapporte les propos de la prêtresse Diotime. Le simple fait que le mythe d’Aristophane arrive bien plus tôt que celui de Socrate/Diotime laisse clairement suspecter que ce n’est qu’une mise en bouche sur la position ultime de Platon) Platon, à la lumière de ce denier discours (Diotime parle d’un amour qui sans cesse meurt et renaît sur le terrain de la vie réelle), ne dirait pas que votre amour n’est pas véritable si vous n’avez pas rencontré votre moitié. Mais il irait plus loin en insistant sur le fait que que la réussite de votre relation n’est pas due au fait que vous soyez en présence de votre flamme jumelle, mais que vous soyez chacun (ou chacune, ou chacun/chacune) placé.e dans une situation de rencontre où vous vous engagez mutuellement en conscience à construire réalistement quelque chose en ensemble. On pourrait dire que le couple dépasse la simple recherche de complétude des membres qui le composent. Mais il faut préciser que l'élévation spirituelle qu'il permet concerne à la fois le couple mais aussi chacun de ses membres. Le couple n'est pas une entité plus élevée qui repose éventuellement sur le sacrifice de ses membres mais un espace d'élévation personnelle et mutuelle qui invite les amoureux à l'offrande de leur amour. Platon ajouterait probablement qu’il ne suffit pas à une âme de trouver sa moitié pour que le couple fonctionne. Toute flamme doit être en mesure de savoir alimenter la mèche, en étant consciente qu’elle ne possède pas celle-ci mais la tient en partage. Se compléter ce n'est pas tout attendre de l'autre, mais être mû par le désir réciproque d'échanger sur un espace de partage et de dialogue. À l’inverse de l'idée de la complétude (comprise plus ou moins superficiellement), Spinoza nous invite à penser l’amour non comme un manque , mais comme une puissance d’être . Dans L’Éthique , il définit l’amour comme "la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure". L’amour véritable ne serait pas un vide à combler, mais un accroissement de notre puissance d’agir, une union avec ce qui nourrit notre être. Ici encore, on voit que le fait d’étaler la simplicité déconcertante de l’amour fait peu avancer les choses ! Spinoza se préoccupe assez peu de ce qu’est l’amour en soi, mais il est légitimement obnubilé par la description de ce qui peut alimenter notre joie , ce qui suppose une réforme de notre liberté : connaître ce que nous voulons vraiment (ce qui suppose de prendre conscience de tout ce qui peut déterminer nos orientations, y compris les injonctions sociales). En insistant sur la joie, il fait de l’amour un élan personnel , pour lequel nous avons une responsabilité, plutôt que l’ attente providentielle d’une cause extérieure qui nous rendrait soudainement heureux. Pour clore ce premier temps, je vous invite à une petite introspection préliminaire : voyez-vous l’amour comme une recherche de ce qui vous manque ou comme un élan qui vous grandit ? L’amour et la liberté : entre passion et choix L’amour est souvent perçu comme une force qui s’impose à nous , un « coup de foudre » qui nous emporte. On « tombe en amour », dit-on au Québec. Mais est-il possible d’ aimer librement ? Sartre , dans L’Être et le Néant , analyse l’amour de manière un peu sordide parfois, mais il a le mérite de ne pas confondre la possession d’un objet , et la " possession d’une liberté", et encore moins la "possession d'un être libre" (les guillemets sont là pour indiquer le problème !). Étant bien conscient qu’il est impossible pour un être libre de se posséder, il décrit la mauvaise foi non pas qu’une tare psychologique mais comme l’impossibilité ontologique de coïncider avec soi-même (il explique techniquement qu’il s’agit d’un concept métastable, c’est-à-dire à géométrie variable, entre transcendance et facticité : ne pas pouvoir être soi, parce que la liberté suppose toujours des décalages et des choix, mais essayer de se donner de la consistance quand même, un semblant d'identité). Dans ces conditions, l’amour complexifie à outrance l’expérience de notre liberté : deux êtres qui ne sont pas ce qu’ils sont (des « pour-soi ») se rencontrent, c’est-à-dire se rencontrent comme étant ce qu’ils ne sont pas et n'étant pas ce qu’ils sont ! Je vous propose de mettre de côté le jargon de Sartre et de considérer ce qu’il nous dit fondamentalement : l’amour n’est en rien quelque chose qui nous tombe dessus , mais une expérience qui pousse dans ses limites ultimes la difficulté à continuer à être soi-même (sachant qu’il est déjà impossible d’être soi en étant seul). Bien que complexe, la relation amoureuse autorise paradoxalement une mauvaise foi déconcertante (au sens ordinaire cette fois), une lâcheté primaire, qui me permet de prétendre être absorbé dans son couple au point de tenir l’autre responsable de ce que je suis. Simone de Beauvoir (qui n’est pas juste une figure féministe, mais une éminente philosophe à laquelle on se réfère trop rarement en dehors du Deuxième sexe ) propose une alternative : un amour authentique doit être un engagement réciproque , où chacun reste souverain de lui-même. C’est pourquoi elle critique l’idée d’un amour qui absorberait les amants l’un dans l’autre, prônant plutôt une relation où chacun continue de se construire . Posture de philothérapie Je vous propose de réfléchir aux amours que vous avez vécus : y a-t-il eu des moments où vous avez perdu votre liberté, ou au contraire où l’amour vous a donné plus d’espace pour être vous-même ? Notez ces expériences et ce qu’elles vous ont appris. L’amour et l’autre : entre illusion et reconnaissance Aimer, c’est aussi voir l’autre, mais le voit-on tel qu’il est ? Le diablotin Schopenhauer nous met en garde contre l’ illusion amoureuse : selon lui, nos choix amoureux sont dictés par des instincts inconscients visant la perpétuation de l’espèce. L’amour romantique ne serait qu’un piège biologique. Hegel , l’un de ses pères spirituels (pas dans le sens d’une inspiration, mais au sens où Schopenhauer avait envers lui un puissant sentiment d’Œdipe refoulé !) proposait pourtant dans La Phénoménologie de l’Esprit une lecture particulièrement adulte : l’amour est un enjeu de reconnaissance. L’aimé(e) n’est pas un simple objet de désir ou de projection, mais un sujet libre avec lequel nous construisons une relation réciproque. L’amour véritable naît quand deux consciences se reconnaissent mutuellement dans leur singularité. Autrement dit, l’amour instaure une dialectique, un dépassement des frontières de l’individu replié sur lui-même (c’est pourquoi il évoque aussi la question dans les Principes de la philosophie du droit , avec l’institution du mariage ). Posture de philothérapie Essayez d’observer comment vous percevez l’être aimé. Le voyez-vous comme un mystère, une transcendance à découvrir chaque jour, ou comme quelqu’un que vous croyez connaître parfaitement ? Prenez un moment pour lui poser une question sur son monde intérieur, sans supposer d’avance la réponse. L’amour et la temporalité : comment durer ? L’amour naît souvent dans l’intensité du moment présent, mais comment s’inscrit-il dans la durée ? Paul Ricoeur , dans Soi-même comme un autre, nous rappelle que si l’identité se construit dans le temps, il en va de même pour l’amour. Aimer, c’est traverser le changement, accepter que l’autre évolue sans chercher à figer la relation. C’est déjà ce qu’expliquait Platon via Diotime, que la tradition a cependant minimisé (allez savoir pourquoi !) au profit du mythe d’Aristophane. Milan Kundera , dans L’Insoutenable Légèreté de l’être , répond en fait assez directement à Socrate (et à Diotime), en nous confrontant au paradoxe du couple : comment rester fidèle sans renier le besoin de renouveau ? Peut-être en cultivant l’étonnement, en voyant chaque jour la personne aimée sous un jour nouveau, plutôt que comme un acquis. Voilà qui est bien plus facile à dire qu’à faire, et qui n’est possible que si l’on dispose d’une conception de l’amour qui ne réduise pas complètement la transcendance de la personne aimée. Posture de philothérapie pour faire durer son couple ! Si vous êtes en couple, essayez de surprendre l’autre en lui faisant redécouvrir un aspect de vous qu’il ne connaît pas encore. Si vous êtes célibataire, posez-vous la question : qu’attendez-vous vraiment d’une relation sur le long terme ? L’amour et soi-même : s’aimer pour aimer Peut-on finalement aimer l’autre sans s’aimer soi-même ? Nietzsche , dans Ainsi parlait Zarathoustra , prône l’idée d’un amour de soi authentique, loin de l’égoïsme, comme condition pour offrir un amour véritable aux autres. L’amour qui vient du manque risque de tomber dans la dépendance, tandis que celui qui naît d’une plénitude intérieure se donne sans attendre en retour. Bien que antérieur à Sartre (il n’y a cela dit « que » soixante ans qui séparent Ainsi parlait Zarathoustra et L’être et le néant), Nietzsche saisit parfaitement la mauvaise foi que l’amour peut engendrer et qui fait le lit confortable sur lequel les amants se déchirent. Dans le chapitre « De l’amour du prochain », il remarque : « Quand vous voulez dire du bien de vous, vous convoquez un témoin ; et une fois que vous l’avez persuadé de penser du bien de vous, vous pensez vous-même du bien de vous ». Incroyable description d’une instrumentalisation fréquente , non ? Aimez donc le lointain plutôt que le prochain exhorte Nietzsche ! (Par cette formule, il critique la vision un peu trop courte de la représentation chrétienne de l’amour, focalisée sur l’amour du prochain). Mais c’est d’un point de vue psychologique que se distingue ici l’analyse de Nietzsche. Il nous rappelle l’importance d’être acteur de notre propre amour, surtout quand il en va d’un problème avec l’image de soi : « Je voudrais que tous les prochains et leur séquelle vous devinssent intolérables ; vous seriez bien forcés alors de tirer de vous-mêmes l’ami au cœur débordant ». Avec l’idée de « l’amour du lointain », Nietzsche nous engage à élever notre vision de l’amour , certainement pas à un couple parfait , mais à la possibilité dernière d’un horizon du monde plus aimant . Si l’amour est un sentiment humain, l’amour du lointain débouche forcément selon Nietzsche sur quelque chose qu’il qualifie de Surhumain. Posture de philothérapie Prenez quelques instants pour vous écrire une lettre d’amour à vous-même. Qu’aimez-vous en vous ? Quels aspects de votre être aimeriez-vous cultiver davantage ? Pour conclure : un amour philosophique, un amour au sens large ? L’amour n’est pas une évidence qui s’impose à nous : il est un cheminement , une construction où la liberté , la reconnaissance et la temporalité jouent un rôle clé. La philosophie nous apprend ou nous rappelle que l’amour ne doit pas être une fuite, mais une expansion de l’être . En l’abordant avec lucidité et engagement, nous pouvons en faire une expérience enrichissante, libératrice et profondément humaine. De même que l’amour n’est pas réductible au marketing du 14 février , de même la question de l’amour n’est pas juste une question de couple, mais une question orientée sur le sens que nous accordons à notre propre existence et à notre place dans le monde. On trouvera peut-être une représentation de la force philosophique de la question de l’amour dans les travaux de Bell Hooks , dans All About Love , traduit par À propos d’amour . Bien qu’elle soit une militante féministe, ses réflexions montrent qu’une étude aussi libératrice que celle de Simone de Beauvoir peut engendrer la rage d’autres femmes dominées à leur tour par la femme blanche (dans sa volonté pourtant légitime de s’émanciper du patriarcat qu'elle subit). Elle nous montre la puissance d'une étincelle d'amour en même temps que les désastres d'un amour qui ne va pas assez loin, en faisant du bien à un groupe, mais en nuisant à un autre, comme s'il ne pouvait y avoir d'amour sans haine. Qu'en est-il alors de la possibilité d'un amour universaliste ? N'est-ce pas cela que nous donne à envisager la philosophie et à confronter à notre situation ? Le travail de Bell Hooks pourrait nous inspirer l’idée que de l’amour du lointain, il n’y en a jamais assez, qu’il n’existe pas de vision trop large de l’amour, et que toute vision restreinte est au contraire dangereuse, servant d’occasion à l’égoïsme, aux faux-semblants, ou à l’autoglorification. N'hésitez pas à réagir via le formulaire si vous souhaitez me faire part de votre conception, ou me transmettre toute forme de réponse.
par Nathanael Masselot 11 février 2025
Nous vivons dans un monde saturé d’images , où le visible semble tout englober. Ce que nous voyons, ce que nous montrons, ce que nous partageons sur nos écrans définit souvent la manière dont nous appréhendons le réel. Pourtant, nous sentons bien que quelque chose nous échappe : des nuances imperceptibles dans nos relations, des désirs que nous peinons à formuler, des significations qui affleurent sans jamais se donner pleinement. Pourquoi nous intéresser à l’invisible ? Parce qu’il structure en profondeur nos existences. Ce qui ne se voit pas influence pourtant nos choix, nos émotions, nos croyances. Les silences en disent parfois plus que les paroles, les absences façonnent nos présences, et certaines vérités ne se révèlent qu’à ceux qui savent regarder autrement. La philothérapie, en mêlant l’exercice philosophique à l’accompagnement existentiel, nous offre une clé pour explorer ces dimensions cachées de notre existence. L’invisible sous les plis du visible L’histoire de la pensée occidentale est traversée par une tension entre le visible et l’invisible. Platon distinguait déjà le monde sensible du monde intelligible : ce que nous percevons par nos sens n’est qu’un reflet, une ombre portée par des réalités idéales qui, elles, demeurent invisibles aux yeux du corps mais accessibles à l’âme. Plus tard, Bergson nous invite à dépasser la perception immédiate pour saisir la durée, cette continuité vivante que nos yeux ne peuvent fixer mais que notre intuition peut éprouver. Dans notre quotidien, l’invisible ne relève pas seulement des grandes spéculations philosophiques. Il est ce que nous ressentons sans pouvoir le formuler, ce qui agit en nous sans que nous en ayons conscience : un désir inexprimé, une peur informulée, une mémoire enfouie. Ce que nous croyons voir pleinement est toujours traversé par une part d’ombre, par une profondeur qui se dérobe. La philothérapie comme dévoilement La philothérapie, en nous invitant à interroger nos présupposés, nos évidences, et en nous confrontant à des concepts qui déplacent notre regard, devient une méthode pour voir l’invisible. Elle permet d’apprendre à lire entre les lignes de notre propre existence, à questionner ce qui nous semblait aller de soi. Prenons l’exemple du sens que nous donnons à notre propre vie. À première vue, nos actions paraissent être simplement ce qu’elles sont : travailler, aimer, souffrir, espérer. Mais à travers une analyse philosophique, nous pouvons apercevoir un invisible qui les structure : nos valeurs implicites, nos cadres de pensée hérités, nos désirs masqués. La philothérapie ne nous dit pas quoi voir, mais elle nous apprend à voir autrement. Les pratiques du regard intérieur Si la philothérapie permet de voir l’invisible, c’est parce qu’elle nous engage dans une forme d’exercice spirituel. Pierre Hadot rappelait que la philosophie antique n’était pas seulement une théorie, mais une pratique de transformation du regard. Cet exercice passe par plusieurs voies : L’épochè phénoménologique : suspendre nos jugements immédiats pour redécouvrir ce que nous croyons déjà connaître. Et si notre conception du bonheur, de l’amour ou de la liberté cachait une autre réalité que nous n’avons jamais vue ? La méditation conceptuelle : approfondir un concept, non pour l’accumuler comme une connaissance froide, mais pour le faire résonner dans notre propre vie. Lire un texte de Spinoza ou de Simone Weil peut révéler un aspect de notre existence jusque-là invisible à nous-mêmes. L’écoute de l’indicible : certaines expériences échappent aux mots, mais pas à la pensée. Un silence entre deux personnes, une sensation fugace de plénitude, une intuition qui nous traverse… La philothérapie nous apprend à écouter ces invisibles qui parlent sans bruit. Conclusion : Voir autrement pour vivre autrement Voir l’invisible, ce n’est pas forcément dévoiler un mystère caché ou atteindre une révélation. C’est apprendre à déplacer notre regard, à cultiver une attention nouvelle, à interroger ce que nous croyions déjà voir. La philothérapie, en éveillant notre conscience aux dimensions invisibles de notre existence, nous donne les moyens d’habiter plus pleinement notre réalité. Peut-être est-ce là, finalement, la plus grande des clairvoyances : comprendre que l’invisible n’est pas l’inexistant, mais ce qui demande à être vu autrement.
par Nathanael Masselot 22 janvier 2025
Dans notre quotidien, nous percevons souvent le monde comme un enchaînement d’événements, une succession de tâches ou un espace à organiser. Dans cet article, je vous invite à repenser cette perception à travers une clé d’analyse singulière : la rythmanalyse . Je vous propose de réfléchir un peu aux implications et bénéfices quotidiens de cette notion assez unique en son genre, mais dont la place au sein de la philosophie du temps est loin d’être anecdotique. Esquissée à partir des années 1930 par une poignée de penseurs, la rythmanalyse n’en a pas moins un intérêt prépondérant : elle envisage le réel comme un tissu de rythmes multiples (naturels et sociaux) auxquels nous sommes constamment exposés . Elle nous rappelle que le monde n’est pas un simple décor, mais une symphonie de rythmes à écouter , à sentir et à vivre . Comment nous réapproprier ces rythmes afin de mieux habiter notre quotidien ? On questionnera ici plusieurs contraintes majeures du quotidien « moderne », en s’efforçant de retrouver une harmonie entre le temps, l’espace et notre propre corps. 1. Comprendre la rythmanalyse : entre temps et espace La rythmanalyse n’est pas seulement une méthode pour comprendre les phénomènes autour de nous : elle est une manière de se reconnecter à la vie et de critiquer les mécanismes qui l’accélèrent ou la dénaturent . Pour, Henri Lefebvre, philosophe et sociologue, qui s’intéresse aux enjeux sociaux de ce concept dans son ouvrage Éléments de rythmanalyse , le rythme est la rencontre entre deux dimensions fondamentales : - La répétition, qui marque le retour des cycles, des régularités dans le temps. - La différence, qui introduit la variation et la singularité dans ces cycles. Cette tension entre répétition et différence est présente dans tous les aspects de la réalité. Ainsi, si l’alternance du jour et de la nuit est une régularité naturelle, chaque jour apporte ses variations (météo, agenda, mood...). Son analyse aura naturellement une importance toute particulière pour un philosophe comme Gilles Deleuze qui, dans Différence et Répétition (1968) par exemple, cherche à comprendre la création au sein de des variations au cours du temps. Moyen de penser le devenir, le rythme n’est pas la simple répétition du même, mais procède d’une répétition qui introduit des écarts et des formes nouvelles . Un écrivain comme Alain Damasio donne toute sa poésie à l’analyse de la création et de la territorialisation qui sont permis par les rythmes (voyez par exemple la transcription incroyable de génie qu’il imagine dans La Horde du Contrevent pour rendre compte des différents rythmes du vent). Pour bien saisir de quoi elle s'occupe et comment elle fonctionne, la ryhtmanalyse mériterait d’être replacée dans le panorama général d’autres théories contemporaines en sociologie qui s’y réfèrent plus ou moins implicitement, comme celle de l’ acteur-réseau (« ANT » pour « actor-network theory »). Bruno Latour , par exemple, met l’accent sur la manière dont les réseaux d’humains et de non-humains (objets, technologies, institutions) produisent des rythmes spécifiques. Dans cette perspective, les rythmes ne sont pas seulement le produit des interactions humaines mais aussi celui des objets techniques qui modulent nos temporalités et nos expériences. Par exemple, un feu de circulation ou un algorithme numérique impose un rythme particulier à l’action humaine, soulignant ainsi la co-constitution des rythmes par des entités hybrides. 2. Les différents types de rythmes Lefebvre identifie trois grands types de rythmes : - Les rythmes naturels sont liés aux cycles de la nature : le jour et la nuit, les saisons, le rythme des marées, la croissance des êtres vivants. Ces rythmes ont une temporalité propre, souvent lente , qui contraste avec les cadences rapides de nos sociétés modernes . - Les rythmes sociaux sont construits par les structures et les habitudes humaines. Le travail, les loisirs, les rituels, ou encore les rythmes urbains (circulation, publicité, horaires) façonnent nos journées et nos comportements. - Les rythmes intérieurs concernent le corps et l’esprit : la respiration, le battement du cœur, les pensées, les émotions. Ces rythmes personnels interagissent avec les rythmes naturels et sociaux, mais peuvent aussi entrer en conflit avec eux. Cette liste mériterait certainement d’être enrichie du ou des rythmes nouveaux produits par le numérique et l’IA, qui sont susceptibles d’entraîner un affolement de nos compétences cognitives et de développer en nous des biais complètement inédits (Avez-vous vu « Her », le magnifique film de Spike Jonze ? En dix ans, la réalité est au plus proche de cette fiction…). 3. Une critique de la modernité : l’accélération et l’aliénation La rythmanalyse est aussi un outil critique face à la modernité et à l’ accélération des rythmes sociaux . Lefebvre souligne que la standardisation des horaires, la productivité imposée et la saturation sensorielle des villes nous coupent souvent des rythmes naturels et intérieurs . Dans ce contexte, nous subissons davantage les rythmes que nous ne les vivons. Par exemple, la pression du " toujours plus vite " (dans le travail ou les loisirs) nous déconnecte de la lenteur nécessaire à la contemplation et à l’ écoute . 4. La rythmanalyse comme pratique : un exercice de réappropriation La rythmanalyse ne se limite pas à un concept abstrait. Elle se veut aussi une pratique concrète pour mieux habiter le monde, qui peut inspirer plusieurs exercices. Si la philothérapie n'est pas spécialement une approche comportementaliste, il fait sens de la mettre en lien avec des pratiques et des actes dont elle renforce la conscientisation . - Écouter les sons du quotidien : Prenez un moment pour écouter les bruits autour de vous. Quels rythmes entendez-vous ? La circulation, les conversations, le vent ? Essayez de percevoir leurs cadences . - Observer votre respiration : Sans la modifier, concentrez-vous sur le rythme de votre souffle. Est-il lent, rapide, régulier ? (si vous voulez aller plus loin, il existe des professionnels spécialisés en " respithérapie ") - Synchroniser vos mouvements : Marchez en écoutant le rythme de vos pas. Essayez de les accorder à une cadence qui vous semble naturelle. Simples en apparence, ces exercices permettent de prendre conscience de l’entrelacement des rythmes naturels, sociaux et intérieurs, et d’explorer des moyens de les harmoniser. 5. Vers une philosophie de l’intégration grâce à notre sensibilité rythmique ? La rythmanalyse se distingue par le fait que loin de séparer le temps et l’espace (à la différence de Bergson par exemple), elle les relie plutôt à travers l’idée de mouvement, d’interaction, d’habitation du monde. Lefebvre parle ainsi de la rythmanalyse comme une " écologie du quotidien " : une méthode pour écouter et comprendre les relations complexes entre les rythmes du corps, de la nature et de la société . Il est naturel de la voir émerger dans un cadre de réflexion sur le découpage du temps où, bien qu’implicite, elle n’est pas pour autant absente. Dans L’Intuition de l’instant (1932), par exemple, Bachelard explorait déjà une conception du temps qui mettait l’accent sur l’instantanéité et la discontinuité. À ses yeux, le rythme est incontournable si l’on veut articuler les instants de vie qui se succèdent en nous, ce qui suppose d’insuffler à notre vie psychique la dynamique de création qui la fait exister pleinement. Pour conclure La rythmanalyse invite à repenser notre manière d’habiter le monde, non pas en le maîtrisant ou en le décomposant, mais en l’écoutant et en nous y intégrant . En redécouvrant les rythmes, nous pouvons retrouver une harmonie oubliée : celle qui lie l’être humain à la nature, à la société et à lui-même. Si les rythmes naturels et sociaux peuvent aliéner l’individu dans une temporalité qui ne lui convient pas (la routine qui fait mal), ils dictent rendent inévitables de s’intéresser à la phénoménologie du corps , c’est-à-dire à la manière dont le corps, en tant qu’ancré dans le monde, est condamné à se forger dans des rythmes aussi basiques que la respiration, la marche, ou les gestes. Le rythme devient une manière d’articuler la continuité entre le soi et le monde , une véritable médiation entre subjectivité et objectivité. Et vous, vous sentez-vous en phase avec vos rythmes ?
par Nathanael Masselot 21 janvier 2025
La réflexion philosophique sur le visage prend une nouvelle dimension à l’ère des réseaux sociaux, où des plateformes comme Instagram redéfinissent notre rapport à l’image de soi et des autres. Elle devient carrément cruciale à un moment où l’on se rend compte de la politisation des réseaux, qui mettent en péril les limites entre le vrai et le faux, le réel et l’apparence, et même le juste et l’injuste. On ne peut faire l’économie aujourd’hui d’une réflexion sur la manière dont la gestion des images et des visages redessine les contours de notre identité personnelle , du moins si l’on veut continuer à utiliser les réseaux et non être utilisés par eux et les quelques personnes qui les dirigent . Le visage, qu’il soit physique ou numérique, n’est pas juste une partie du corps mais un lieu où se jouent des tensions essentielles : entre singularité et standardisation, éthique et instrumentalisation, transcendance et capture. En confrontant les pensées de Deleuze et Lévinas aux pratiques contemporaines sur les réseaux sociaux, nous pouvons réinterroger notre rapport à l’Autre, à nous-mêmes, et à ce que signifie "voir" et "être vu ». Exposition ou capture ? (Deleuze et Guattari) Sur Instagram, le visage est omniprésent : selfies, portraits, stories… Cette plateforme semble cristalliser le rôle central du visage dans la communication contemporaine. Pourtant, ce visage, médié par les filtres et les algorithmes, n’est jamais neutre. Dans Mille Plateaux (1980), Deleuze et Guattari ont introduit le concept de « visagéité ». Le visage, pour eux, n’est pas seulement une surface biologique ou une structure sociale. C'est une "machine abstraite" qui territorialise le champ des relations humaines. Cette machine opère en codifiant les flux d’énergie, de signification, et même de pouvoir. Deleuze et Guattari mettent en lumière le rôle du visage dans la constitution des identités et des hiérarchies. Le visage, tel qu’il est normé dans nos sociétés, devient un outil de contrôle : il réduit la multiplicité infinie des corps à une grammaire lisible et reconnaissable. Ce processus de visagéité neutralise les différences, notamment en imposant des modèles dominants (culturels, politiques, religieux) à travers lesquels les visages doivent être interprétés. La capture algorithmique semble vérifier la pertinence de leur analyse. Sur Instagram, cette visagéité trouve un nouvel avatar à travers les algorithmes qui analysent, trient et promeuvent les visages selon des critères implicites (beauté normative, expressions "engageantes", etc.). Les filtres, en ajustant les traits ou en uniformisant les visages, renforcent cette logique de codification : ils fabriquent des "visages parfaits", souvent standardisés, qui reflètent des idéaux de beauté globaux et homogènes. Les filtres numériques incarneraient alors une nouvelle forme de visagéité : ils modifient non seulement l’apparence des visages, mais aussi notre rapport à la perception de soi et à la manière dont nous interagissons avec les autres . Ils imposent des normes visuelles précises (traits affinés, peau lissée, yeux agrandis), et amplifient les mécanismes de codification identitaire . Ils offrent un moyen de contrôler l’apparence, mais au prix d’une distorsion de la singularité, voire d’une suppression de celle-ci. Cependant, Deleuze et Guattari ne s’arrêtent pas à cette critique. Ils ouvrent également une perspective libératrice : défaire la visagéité, c’est libérer les flux de désir et de signification emprisonnés dans cette machine abstraite. L’exposition du visage : éthique ou instrumentalisation ? (Lévinas) Si les selfies et les portraits sur les réseaux jouent un rôle dans la construction de l’identité personnelle et sociale, cet affichage public peut également réduire le visage à une vitrine, un moyen de " capitaliser " sur l’attention. Si Levinas ne pouvait être témoin des bouleversements que le numérique (notamment la génération de visages par l’IA), il anticipait sur le risque que la visibilité constante du visage sur ces plateformes le prive de sa profondeur éthique, en le transformant en simple objet de c onsommation visuelle . Pour Lévinas, le visage d'autrui ne se réduit pas à une surface ou à une forme. Il est avant tout une transcendance : il me rappelle à ma responsabilité face à un être qui n’est pas moi, qui me dépasse. La manifestation d’Autrui dans sa vulnérabilité et dans son appel éthique repose sur l’altérité du visage. C’est elle, précisément, que les filtres et les visages standardisés dégradent . Dans Totalité et Infini (1961), Lévinas écrivait que le visage échappe à toute tentative de totalisation ou d’objectivation. Selon Lévinas, cette transcendance s’exprimait dans l’appel implicite du visage : « Tu ne tueras point. » Avec le visage, l’éthique surgissait comme première philosophie. Mais avec le filtre, tout ce que le visage porte d’éthique disparaît. Le problème est que sur les réseaux sociaux, le visage devient souvent un outil d’exposition , voire d’instrumentalisation . Autrui ne m’apparaît plus comme une fin , mais comme un moyen . Au lieu de trouver l’autre comme transcendance, on cherche irrémédiablement le même renvoi à soi-même, dans un jeu de variation souvent trop infime pour être remarqué. Vers une éthique du visage numérique ? Les réseaux sociaux , et Instagram en particulier, posent plusieurs questions cruciales : avec Deleuze et Guattari, on peut se demander s’il est vraiment possible de s’afficher sur les réseaux ou bien si l'on est condamnés, même en étant conscients et éclairés sur les schémas algorithmiques, à être affichés ? Avec Lévinas, on peut douter qu’il soit possible de préserver la profondeur éthique du visage dans un espace où il est constamment exposé, transformé et consommé. Mais une question centrale serait de savoir si l’ IA défait vraiment la visagéité et la dimension éthique que portent les visages, où si elle ne dénonce pas plutôt le problème à son insu ? À l’heure où j’écris ces lignes, la plupart des vidéos générés par l’IA ont un caractère dérangeant, surtout quand elles représentent des visages censés être plus vrais que nature. Tout se passe actuellement comme avec l’émergence un peu fantasmée des robots androïdes il y a une cinquantaine d’années, avec la peur de voir les corps et les attitudes humaines incarnés par des êtres de ferraille, comme si la chair, les os et le sang n’étaient pas nécessaires pour rendre compte d’une posture humaine. Il se dessine une nouvelle « vallée de l’étrange » qui rappelle l’inversion qui s’opère dans notre perception des robots androïdes au moment où ils nous devenaient tellement ressemblants qu’ils prenaient un caractère monstrueux (on parle d’ « uncanny valley », en anglais, où l’on pourrait traduire "uncanny" par l’adjectif « malaisant », qui rappelle encore le terme d'« unheimlich » chez Freud, que l’on a pris l’habitude de traduire par l’expression d’ « inquiétante étrangeté »). La lecture de Deleuze nous invite résister à la visagéité imposée par les algorithmes et les filtres. Cela implique de développer une conscience critique face aux normes esthétiques et sociales qui sous-tendent ces outils. On peut cependant craindre qu’il faille une conscience tellement éclairée (et actualisée à la lumière du développement constant de l’IA) qu’elle serait invisible pour la plupart des utilisateurs notamment quand ils se situent dans une logique pragmatique à la conquête d’un nombre de vues ou de followers. Le danger des processus de contrôle est d'autant plus grand qu'ils sont invisibles tout en incitant vraiment à la normalisation. L’approche de Lévinas nous invite quant à elle à nous demander si et à quelles conditions, dans un contexte numérique, il est possible de cultiver l’éthique associée à la transcendance du visage en valorisant des pratiques qui mettent en avant la singularité et la vulnérabilité, plutôt que la standardisation ou la perfection. Et vous, quel visage choisissez-vous de montrer sur les réseaux ? Celui qui reflète une norme, ou celui qui ose défier la visagéité pour révéler ce que vous avez d'unique ?
par Nathanael Masselot 29 août 2024
Quand j'étais enfant, l'un de mes grands plaisirs était de faire du vélo. Ni une ni deux, à n'importe quel moment de la journée, mes baskets rapidement enfilées et la porte du garage refermée, j'étais près à passer plusieurs heures sur la selle, sans autre plaisir que de faire du vélo (j'hésite à écrire "rouler" car ce terme me semble connoté à la pénibilité, ce qui contraste avec le nombre incalculable de fois où "faisant du vélo" j'en oubliais complètement l'effort que j'étais en train de produire !). En y repensant, la justification que je donnais à ma mère me paraît limpide. Quand elle me demandait : "que fais-tu ?", je répondais de façon lapidaire mais avec une exactitude implacable : "je vais faire du vélo !". Elle n'avait nul besoin de me demander où j'allais : je ne m'écartais jamais du périmètre que l'on m'avait demandé de ne pas dépasser, et je pouvais répéter mon circuit des dizaines de fois sans jamais me lasser. La question de savoir où j'allais était en fait complètement accessoire : tout ce qui comptait n'était pas où j'allais, mais le fait que j'allais (un idéal de voyage, je le réalise en écrivant ces lignes, dans lequel nombre de cyclistes pourraient se reconnaître, et dont la valeur reste entière à mes yeux), avec surtout un plaisir immense. Quel bonheur, quand j'y repense, de faire avant même de se demander et de chercher à savoir quoi faire ! Quelle merveille d'accéder à la satisfaction, avant même d'avoir fait l'expérience du manque ! Il y avait là en beaucoup de points une coïncidence prodigieuse. Tout ce qui comptait, c'était de faire ce que je faisais. Je me rends compte aujourd'hui du caractère extraordinaire de cette situation, en comparaison avec les exigences d'aujourd'hui, et surtout avec les périodes les plus pénibles de ma vie. Entre l'action et la volonté, le faire et la volonté de faire, il n'y avait nul décalage, nul report, nulle frustration. Je parvenais à l'action en même temps qu'au plaisir, sans effort ni calcul préalable : l'évidence du plaisir que j'en retirais instantanément m'exemptais par ailleurs de toute évaluation. Pas besoin de feedback, de bilan, ou de chercher à savoir si j'avais bien employé mon temps. Sur ce dossier, c'était parfaitement clair et cette clarté reste intacte aujourd'hui. J'ai découvert beaucoup plus tard les fondements philosophiques extraordinaires de cette expérience ordinaire. "Ordinaire", avec une paire de guillemets, car elle quitte fréquemment notre quotidien pour relever peu à peu de l'exception. Les impératifs d'une vie adulte et responsable nous poussent à nous demander "pourquoi ?", "dans quel but ?", "qu'est-ce que cela peut-il me rapporter ?", "puis-je me le permettre ?", "est-ce une bonne chose ?" . Ce à quoi il me faut répondre immédiatement que, loin d'une démarche irresponsable, ces sorties en vélo qui n'ont été accomplies ni pour l'argent, ni pour le paraître, ni pour cultiver ou étendre un réseau, mais juste pour elles-mêmes, ne m'ont pourtant pas rien apporté, loin de là. Je leur dois paradoxalement d'innombrables rencontres, de découvertes, des savoirs, des savoir-faire, et même un peu de savoir-être. Je reste aujourd'hui convaincu que beaucoup de choses qui ont été accomplies à l'origine de manière désintéressée (disons : "juste pour la plaisir") sont susceptibles de nous apporter énormément, et peut-être irez-vous jusqu'à dire avec moi : nous apporter l'essentiel. Et je reste convaincu du danger que cela représente de sombrer dans une posture où l'on se met à faire les choses non seulement sans plaisir, mais en plus en cessant de les questionner, et en imaginant qu'il est impossible d'y échapper. Si Épicure a très bien éclairé le rôle du plaisir constitutif (voyez par exemple l'antidote n°27 d' En Thérapie avec Épicure ), on peut formuler son importance avec d'autres mots. Dans le podcast que j'y ai consacré, Nietzsche parlait de ces joies d'enfant et de ces plaisirs rares qui précèdent la volonté (on pourrait ajouter qu'ils la rendent même secondaire, cette volonté qui s'efface au profit du développement de notre puissance). Pas besoin de tergiverser pendant des jours (ou parfois des années) pour savoir ce que nous devrions ou pourrions faire, ces plaisirs imposent leur norme à l'action. Ils sont à la fois le remède à l'ennui et à la dépossession de soi-même. Naturellement, je me suis fait plusieurs auto-objections, parmi lesquelles la suivante : si le plaisir de faire du vélo était si évident, n'est-ce pas en réalité parce qu'il n'était pas vraiment choisi ? Ne s'imposait-il pas seulement à moi ? De ce fait, n'étais-je pas dans l'illusion qu'il s'agissait vraiment là de moi, d'un choix personnel, alors que j'étais peut-être juste en train de me déterminer conformément à la logique la plus sévère qui veut que quand on met un vélo entre les mains d'un enfant, il a tendance à rouler avec et à y prendre du plaisir ? Vous livrer ma réponse à cette question m'engagerait dans un débat sur la nature de la liberté et je préfère laisser à chacune et à chacun se faire son propre avis. Cela dit, pour que le débat soit un échange, quelques petites questions taquines méritent d'être posées. Peut-être, par exemple, l'évidence d'un sentiment vous a-t-elle déjà conduit à effacer le moindre doute quant à sa possibilité ? Ou encore : peut-être l'évidence d'un "choix" de vie que vous ne pouviez plus refuser s'est-elle un jour imposée à vous, de façon nécessaire, vous faisant admettre que le contraire était parfaitement et mathématiquement impossible ? Si vous avez répondu oui à l'une de ces deux questions (ou si vous avez d'autres exemples personnels comparables), alors je suis absolument certain que vous êtes heureux que ce soit ainsi, d'avoir ou bien fait l'expérience d'un tel sentiment, ou bien d'avoir eu le courage de ne plus faire ce que vous ne pouviez de toutes façons plus supporter de faire. Ce grand oui à la réalité, certains philosophes, comme Nietzsche, l'appelaient l'" AMOR FATI ". Vous devinez, du coup, un peu ce que je pense : que la réalité est certainement un peu plus vaste qu'on ne le croit, avant de découvrir par soi-même son immensité et sa richesse. Votre conception de la liberté est un bien précieux. Je souhaite que ce petit témoignage léger puisse l'éclairer ça et là, et surtout soutenir quiconque en ressent le besoin de renouer avec lui-même au moyen d'un plaisir constitutif retrouvé.
par Nathanael Masselot 22 mai 2024
« Nous avons droit au bonheur. Mais en sommes-nous capables ? Mal du siècle s’il en est, l’anxiété que nous ressentons témoigne d’un rapport difficile, sinon ambigu, au bonheur. Elle nous met la boule au ventre, elle nous serre la gorge. Sentiment d’être à la fois victime et bourreau, l’anxiété nous indique que nous ne parvenons pas à nous sentir heureux alors que nous pourrions l’être. À la différence de la personne qui perd goût à la vie, il y a chez la personne anxieuse quelque chose de l’ordre d’un «oui» à la vie: mais un «oui» que l’on aimerait plus grand, moins vacillant, moins inquiétant. Tout en se sentant mal, la personne anxieuse a conscience d’avoir quelque chose à entreprendre pour aller mieux. La philosophie d’Épicure nous rappelle constamment que l’anxiété n’est pas juste un mal, mais aussi une invitation au bonheur : nous rendre capables d’être heureux, même quand c’est difficile, justement parce que la vie ne nous sourit pas d’elle-même constamment. En nous amenant à regarder la vie simplement pour ce qu’elle est, Épicure, loin de la désacraliser, en évacue toute la composante de faux-semblants, d’illusions, d’idées préconçues, qui nous font craindre et perdre le contact réaliste avec l’expérience et le plaisir de vivre en prise avec elle. Il ne propose nullement une reprogrammation mensongère de notre cerveau qui reposerait sur l’auto-persuasion, mais il se fonde sur une connaissance claire et objective de la nature et de la place que nous y occupons. Refusant de fermer les yeux sur la part de magie que comporte la vie, il nous invite à un mode de vie positif et affirmatif, à l’opposé de la logique mortifère qui s’enracine dans nos peurs, aussi vaines que paralysantes. L’anxiété, nous dit Épicure, n’est pas un simple trouble… » Extrait de Nathanaël MASSELOT, En thérapie avec… Épicure pour combattre votre anxiété, éd. de l’Opportun, p. 171.
Plus de posts
Share by: